Chanson française,
chanson populaire
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Accord au
travail, ressenti du
rythme, synergie de la
rage, de la sueur et du
souffle, les chansons
seraient parfois la
langue des peuples
contournant, suppléant
la parole.
Entre problématique de
l’art nu, de l’infans du
langage, et
problématique de la
transgression, bien des
observateurs
érudits
des mœurs entendent
l’acte populaire du
chant comme l’autre
Verbe … la voix
saillante des
indicibles, qu’ils
soient interdits à
dérouter, ou bien
silences à humaniser. Ce
texte interroge au passé
et au présent,
différents registres et
styles de force
populaire engagée dans
les chansons. |
Cette parole égarée des
chansons
Si j’ai
chanté c’est pour ne
plus me taire
Pour moi
chanter c’est mieux que
parler
Anne Sylvestre, Si je ne
parle pas, 2003
Je
chantais ah vous ne
saviez pas entendre ce
que le chant seul fait
comprendre
Jacques Bertin, Le
pouvoir du chant, 2006
Des mots
appuient
Des
mots maintenant veulent
dire plus
Plus
au long plus au-delà.
Lointains
pourtant, comme
légendaires.
Henri Michaux
in
Chemins cherchés,
chemins perdus,
transgressions
Gallimard, 1981 |
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Ouverture
Initialement je
préciserai que prendre
comme objet d’étude la
chanson, c’est s’engager
sur le thème des milieux
populaires de façon
détournée, puisqu’il ne
s’agit plus de décrire
des populations
concrètes et des
situations matérielles,
mais d’en esquisser la
représentation à travers
le filtre d’expressions
spécifiques, à travers
les traces d’une
expressivité, d’une
évocation fredonnante,
musicale du monde. Cette
approche est donc
indirecte parce que
moins réaliste. Les
chansons tout à la fois,
saisissent des ambiances
populaires et stylisent
une fiction du peuple.
Elles sont souvent dans
le même mouvement
ponctuations et figures.
Appréhender les
pratiques chansonnières,
c’est aussi se situer
dans la perspective de
cette double lecture qui
oriente, ici, mon
approche.
D’abord, je me
demanderai comment la
chanson, cet art léger,
négligé, considéré
comme sans consistance culturelle, a pu susciter – suscite encore – l’intérêt
des chercheurs. Cette
première étape du
développement pourrait
s’intituler Chansons et
acculturations savantes.
Puis, je me demanderai
comment et dans quels
contextes, la chanson,
cet art bref, a retenu,
retient une densité
assez contradictoire de
valeurs populaires ; et
ce, dans le registre
chansonnier néoréaliste,
désormais registre culte
de la première moitié du
20eme siècle qui constitue
mon corpus d’enquête et
ma source de
propositions, mais
également dans des
registres musicaux plus
contemporains. Cette
seconde étape du
développement pourrait
s’intituler Chansons et
acculturations
populaires.
Exploration sentimentale
Étudier la chanson,
c’est aussi s’inscrire
dans une historiographie
de son approche
documentaire. Sans
entrer dans le détail,
intéressons-nous d’abord
à cette toile de fond,
car elle nous révèle une
étrange stabilité des
cadres de perception
(ordinaires ou plus
lettrés, d’ailleurs) de
l’objet chanson.
En effet, c’est dans un
contexte intellectuel,
académique national peu
sensible, beaucoup plus
tardivement sensible que
nos voisins anglais,
écossais, allemands,
italiens … aux archives
sonores, à l’enquête
orale en général, que
les chansons –
« chansons de vie, de
mort, de travail, de
pays » - deviennent
en France durant le 19°
siècle, aux marges des
témoignages de
l’histoire et de la
dialectologie, d’abord
une source audible des
mœurs et du temps, puis
l’empreinte par
excellence du peuple,
des peuples, de leur
énergie, de leur
puissance et permanence
culturelles. Mesurons
alors ce que nous
apprend cette « libre »
entreprise d’écoutes et
de collectes, mesurons
l’horizon défini par ce
premier mouvement
d’acculturation érudite
… enchantée.
Histoires d’enfance
C’est un grand rêve
historique de révolution
et de nostalgie des
origines, c’est
l’engouement romantique
pour les profondeurs de
la pysché
collective qui a
pourtant, dès son plus
jeune âge, dès le
18°siècle, amorcé une
passion pour la chanson
populaire ; passion
contribuant à faire
entrer le peuple des
chansons dans l’orbite
de la Culture pour
devenir enfin,
peut-être… objets plus
dignes d’éditions, de
critiques et de débats.
En 1852, le ministère de
l’intérieur lance une
grande enquête sur la
tradition chansonnière.
Sous la Troisième
République, deux
missions plus
systématiques sont
entreprises en Bretagne
et dans les Alpes. En
France et pour cette
seconde moitié du 19°
siècle, on peut
d’ailleurs relever un
premier élément
significatif. Malgré les
polémiques entre
sensibilités
socialisantes ou
légitimistes, entre
analyses plus élitistes
ou plus démocratiques,
on constate chez tous
ces découvreurs
précoces, tantôt érudits
locaux, tantôt prêtres,
artistes ou enseignants,
une forte entente sur
quelques cadres cruciaux
d’interprétation.
En effet, de Jules
Housson, dit
Champfleury, chef de
file de l’école
réaliste, ami et
collaborateur du peintre
Gustave Courbet, en
passant par l’écrivain
Jean Charles Nodier,
opposant puis partisan
de l’Empire, jusqu'au
folkloriste Julien
Tiersot considérant,
lui, la chanson comme la
culture modale et
suprême des illettrés,
c’est toujours la même
recherche d’échos de
cette « mélodie
primordiale », de
cette « force
primitive », voire
de cette esthétique
mariant « la naïveté
et la transe » dont
parlait Friedrich
Nietzsche dans La
naissance de la tragédie,
qui inquiète ces
premiers grands
observateurs de rimes et
de rythmes, de rondes et
de refrains pour tous.
En France, l’intérêt
porté aux voix du
peuple, notamment à
celles de leurs
chansons, provient en
grande partie, des
milieux artistiques du
courant romantique :
George Sand évoque dans
Les Légendes
rustiques (1858 )
l'originalité et la
valeur de ces traces
orales ; Gérard
de Nerval publie en 1842
un recueil de ballades
anciennes et commente
son goût pour la langue
libre et imparfaite des
chansons.
Ces appels à l’enquête
orale sur la vie
populaire – plus
perceptible encore chez
un Jules Michelet, et
cela pour le vaste
domaine de l’histoire
ouvrière et urbaine –
seront entendus non par
les historiens, mais par
des gens plus modestes :
les folkloristes … Car
c’est un terme très
vite péjoratif, calqué
sur le lexique anglais,
qui va désigner ces
petits ethnographes
de la tradition, du
folklore
inévitablement
populaires, où l’écoute
et la notation des
chansons va prendre une
place importante. Ce
sont aussi les pionniers
de l’ethnomusicologie.
On constate qu’en écho
au soutien des artistes
romantiques qui
inaugurent la recherche
savante sur les
chansons, les
folkoristes d’alors
entreprennent leurs
collectes à travers le
prisme de l’exploration
sentimentale. Chacun (Chamfleury,
Loquin …) ne retient -
chants de travail,
complaintes, comptines,
ballades, parodies,
Noëls ou cantiques - que
l'univers musical qui
lui semble le plus près
du peuple. Sources et
corpus vont se
constituer
affectueusement, sous le
filtre fragile de
l’authenticité, ou
plutôt sous celui d’une
représentation
substantielle de
l’authenticité
populaire. Ce principe
d’empathie semble trop
simple. Mais l'obstacle
est plus résistant qu’il
n’y paraît, lorsque la
forte mobilisation de
l’écoute – c’est le cas
des matériaux parlés,
chantés – constitue
l’essentiel de
l’enquête.
« J’allais consulter les
hommes, les entendant
sur leurs propres sorts
… J’ai écouté les
bruits, noté les voix …
Je me suis replacé dans
le peuple autant qu’il
m’était possible … Ce
livre est plus qu’un
livre, c’est moi-même » :
ces paroles sont celles
de Michelet, mais elles
peuvent aussi
caractériser le travail
initial des
folkloristes. Car ces
chansons furent
également celles de leur
enfance, de leur
culture. Passer à leur
analyse suppose cette
reprise intérieure… « exercée
au nom de la sensibilité
populaire, que ces
ethnographes essaient
d’incarner au mieux »
comme le signale Henri
Davenson[1]
qui va tenter au début
du 20° siècle, une
approche synthétique et
critique de ces lectures
pionnières. Et c’est
curieusement peut-être,
grâce à ce croisement
délicat entre raisons
d’aimer et désir de
connaître, que les
folkloristes nous
livrent leur message le
plus fort : un schéma
durable de réception –
perception ( ordinaire,
lettrée, à demi -
lettrée ) de la chanson
populaire.
En effet, notons que les
chansons qui vont
retenir l’attention
cultivée et qui sont
rarement celles de la
mode immédiate, sont
hier et aujourd’hui
systématiquement
appréhendées comme
univers de l’Autre voix,
celle inouïe, celle
enfouie, celle native
des émotions extrêmes (
rage, douleur, désir).
Extrêmes mais également
essentielles, nous
ramenant, par là même, à
quelque ontologie de la
vérité. Simple, modeste,
brève ontologie de
l’humaine vérité, bien
sûr. Et c’est tout le
spectre très hétérogène
de la chanson des
peuples qui peut alors
être décrit, compris à
l’aune de ce modèle
sensible. Ainsi, qu’elle
soit mélodie issue du
répertoire circonstancié
d’une de ces divas
aux pieds nus,
expression désignant
auparavant une Edith
Piaf, maintenant une
Cesaria Evora, ou bien
qu’elle soit mélopée de
plus traditionnelle
facture telle le Fado
ou le Flamenco
gitano - andalou par
exemple, l ’Autre voix,
c’est toujours, pour le
commentateur, qui sera
aussi guide et passeur,
la Vraie Voix. Cette
dernière a ,
semble–t–il, valeur
d’initiation aux
ressources d ’une union
plus intime ou plus
directe, voire plus
brûlante entre l’art, la
culture et la vie que
celle-ci soit évoquée
comme dénuement,
événement, déchirement,
travail, fièvre, guerre
ou fête.
Certes, entre une
approche par conviction,
par éblouissement, par
curiosité intellectuelle
teintée d'ironie, il
peut y avoir des
différences notables.
Toute la différence
existant entre la grâce
d’une rencontre
amoureuse et le frisson
nerveux d‘un
dépaysement. Ceux qui
décrivent, commentent,
accueillent les
témoignages chansonniers
sont gens de lettres,
d’art et de science.
Tantôt grave, intense,
construit, tantôt léger
ou allusif leur style
d’approche insiste, dans
le paysage de la vraie
voix, sur des
perspectives, des
couleurs distinctes.
J’examinerai ici trois
optiques fondamentales
prises, de façon
récurrente, sur ces
chansons ou ces corpus
chansonniers : celle de
la vérité fondatrice,
celle de la vérité
étrangère et celle de
vérité perdue.
Vérité fondatrice, car
la chanson, pour
beaucoup de ces
critiques artistes ou
savants, est appréciée
comme « miroir
musical du monde »,
mais souvent comme
miroir de « ses
ivresses », de ses
« tourbillons »,
« étincelles » ou
désastres. Et miroir,
sujet à toutes les
condamnations. Des
critiques romantiques du
19°siècle aux
commentaires actuels, on
parlera de poésie
abrupte, naïve,
irrégulière, riche en
mélodies, en canevas
d’images et de strophes,
mais de poésie dont on
sait qu’elle contredit,
en tout point, les
lyrismes savants. Cette
dissemblance faisant
d’ailleurs sa force.
> Ainsi
les chansons populaires
sauraient traduire,
garder l’empreinte des
mouvements orgiaques de
l’histoire. Et si c’est
Nietzsche[2]
qui, pour des temps
antiques parle - en ces
termes - des musiques
populaires, de cette
contre-poésie Homérique,
son indication dépasse,
de loin, les limites de
son propos. Car cette
alliance de la chanson
populaire et de
l’impulsion débridée est
finalement constamment
évoquée. Pour la
stigmatiser ou pour la
saluer. Tantôt dans des
circonstances
d’explosions des
onomatopées et refrains
( manifestations, matchs
…). Tantôt dans le
repérage des genres
musicaux (Hard rock en
ses débuts, ou Raï en
ses temps et lieux
d’origine).
> Ainsi la
chanson populaire
saurait retenir la
vibration pathétique de
la vie que le poème
lettré a négligé ou
rejeté : c’est Robert
Desnos, poète
surréaliste dissident
qui va, de cette façon,
insister sur l’Autre
poétique, celle plus
charnelle, plus aimante,
plus souffrante des
chansons[3].
En l’occurrence,
Chansons réalistes,
Chansons de marins
et autres Chansons
vécues
qu’interprète Yvonne
George. On est dans
l’entre – deux –
guerres. Cette alliance
féconde du chant
populaire au chant
douloureux, voire même
au dolorisme, sera,
d'ailleurs, souvent
convoquée : tant pour
les analyses du Cante
Jondo que dans
celles des premiers
Blues, que dans
celles critiquant le
mélodrame où se
consument les voix d’une
Piaf, d’une Gribouille,
et peut – être même
d’une Barbara.
> Ainsi la
chanson populaire serait
matrice des langages de
la sensation. Paco
Ibanez, poète, militant,
anarchiste espagnol,
nous le fait entendre
dans les années 90
lorsqu’il parle de la
chanteuse réaliste Damia,
chanteuse très populaire
dans les années 20 – 40
:"Cette façon,
d'entamer, de mordre,
d'appuyer les mots, de
faire exploser les
syllabes … à chaque
mot … d’ouvrir les mots,
de donner des ailes aux
mots .. il n’y en a
qu’une qui puisse faire
ça, c’est Damia. La
seule qui puisse lui
être comparée, c’est Oum
Kalsum. Avant je
chantais avec un phrasé
plus souple, moins
profond. Mais appuyer
les mots, c’est venu à
travers Damia. Elle
avait la force et la
rage de Piaf, avec cette
tendresse, ce lyrisme,
ces petites choses en
plus, dans sa voix …
Elle avait reçu tous les
messages. Je voudrais la
voir pour la remercier
d’être née »[4].
Le texte bien
antérieur (1950) de Jean
Cocteau, à propos
d’Edith Piaf cette fois,
développe des résonances
semblables, même si la
langue est certes plus
précieuse :
« Regardez cette petite
personne, comment
s’exprimera-t-elle ? Et
voilà qu’elle chante …
ou plutôt qu’elle
essaie, comme le
rossignol d’ Avril, son
chant d’amour… Et voilà
qu’une voix qui sort des
entrailles, une voix qui
l’habite des pieds à la
tête, déroule sa vague
de velours noir qui vous
submerge, vous traverse
… Elle se dépasse, elle
dépasse ses chansons.
Elle en dépasse la
musique et les paroles.
Elle nous dépasse. Ce
n’est plus Madame Piaf
qui chante, c’est la
pluie qui tombe, c’est
le vent qui souffle …».
Bref, l’écouter,
c’est naître avec,
co-naître, naître au
monde.
Dans cette rencontre
éblouie de l’Autre voix,
c’est au travers du lien
à l’orgiaque, au
pathétique, au sensitif
que se dessinent les
valeurs fondatrices de
la chanson populaire,
alors saisie du côté
d’une esthétique de
l’ébranlement, de la
fusion, du côté d’une
esthétique des tensions
vives.
La vraie voix des
chansons, c’est
également celle révélée
par le dépaysement,
l’évasion « hors du
jardin de la haute
culture ». On flirte
alors avec une vérité
d’origine étrangère.
Telle fut jadis
l’approche d’un Gérard
de Nerval, styliste
curieux de toutes les
formes langagières, qui
pointe, dans les
chansons, des
expressions impropres,
goûte une syntaxe
élémentaire, une
rhétorique rude, ou bien
la grâce de maladresses
inattendues. Homme de
lettres, dans une
période post –
révolutionnaire de
normalisation de la
langue française, il
apprécie la langue
joyeusement culbutée des
chansons. Mais ses
successeurs, en cette
veine, seront nombreux.
Colette, par exemple.
Dans La Vagabonde ,
roman de ses passages au
music–hall, dans des
spectacles de
pantomimes, elle
témoigne avec tendresse
et surprise médusée
d’une de ses compagnes
de scènes, la très
populaire Fréhel,
qu’elle décrit sous le
pseudonyme de la môme
Jadin. Nous écoutons
muets la voix de la
petite Jadin … Ce
contre-alto râpeux et
chaud, voilé déjà par la
noce et peut- être par
un commencement de
phtisie, gagne le cœur
par les chemins les plus
bas et les plus sûrs.
Elle m’arrive en bouffée
la voix de Jadin. Ah !
la petite rosse, elle
l’a repris son public
des quartiers. Il n’y a
qu’ à entendre là-bas,
le rire orageux, le
grondement dont il
l’accompagne et la
soutient … J’ai un vif
et vrai plaisir de la
revoir cette enfant mal
embouchée, avec son air
gauche, son épaule de
travers, sa beauté
malgré elle, son visage
d’apache rose, sa jeune
maigreur, son mordant,
son pathétique naturel
et inconscient … Jadin,
si prodigue d’elle- même
»[5].
Cette valeur de la
vérité étrangère à soi,
étrangère et
délicieusement
transgressive, on la
retrouve chez des
historiens, chroniqueurs
de Montmartre, des
historiens, chroniqueurs
de la chanson française,
pour ne retenir que les
études et les essais les
plus approfondis. Et ce
sera aussi toute
l’équivoque d’un
compositeur comme
Aristide Bruand, toute
l’équivoque du cabaret
Montmartrois du Chat
Noir, de ses
pratiques chansonnières
parodiques – accumulant
les formes argotiques,
les traits caricaturaux,
mêlant d’ailleurs argot
des rues et argot de
music– hall.
Sous cet angle, qui
prépare peut-être les
premières mises à
distance et la vague des
réinterprétations
successives, aux clins
d‘œil plus ou moins
heureux[6],
ces chansons deviennent
des éclats de voix, des
écarts, des sortes
d’échappées à la
civilisation des mœurs,
comprises sous une
esthétique de «
l’imperfection
libératrice », incluses
dans la catégorie de
cette poétique vague
qui, selon Champfleury,
caractérisait déjà
« l’habile sauvagerie »
de ces phrasés, de ces
rythmes irréguliers
qu’il avait tant de mal
à retranscrire, en
raison tout d’abord de
cette prédominance du
mélodique dans
l‘activité chansonnière
du tout venant.
L’Autre voix des
chansons, c’est
également celle qui est
en train de se perdre,
c’est la vérité de
l’origine où les termes
de « nudité »,
« d’enfance »,
« d’innocence »
rappellent la métaphore
du Paradis Terrestre.
Cela vaut pour un
folkloriste assez
pragmatique tel Jules
Housson, un écrivain
lyrique comme Jean
Charles Nodier. Mais
plus rationnellement,
pour George Sand ou pour
Michelet, la valeur de
vérité des voix
populaires, c’est cette
part enfouie du monde,
ce champ aveugle de
notre connaissance. Ces
voix en sont « le
conservatoire ».
Musiques et chants font
partie de cet ethnotexte
d’une mémoire à
reconstituer. Ce sont là
mémoires des sans
histoire, des sans
échos, des sans traces :
la vérité perdue d’un
sens social global.
Curieusement,
d’ailleurs, les peuples
ont, avec insistance,
souvent scandé, clamé,
vocalisé, murmuré la
mélancolie, le désarroi
devant leur propre
effacement de
l‘histoire, qu’ils
soient peuples esclaves,
peuples déportés ou
peuples en guerre.
Je suis dans la rue …
Je n’ai pas de maison …
Je n’ai pas d’époque …
Je vais ma solitude …
chante la toute jeune
Souad, sur fond de
résistance des femmes
algériennes. Souvent
désarroi de
l’effacement, disions –
nous, et ce parce que
les chansons populaires
furent fréquemment aussi
des chansons d’exil.
Exil social en leur
pays, leur ville. Ou
bien exil de migration
sur terre d’accueil ou
d’errance. On pense
alors à tous les chemins
pris par les musiques et
les danses tsiganes, à
cette tribu
prophétique aux
prunelles ardentes[7],
venue d’orient,
arrivée en Europe au 15°
siècle et dont ne
subsistent vraiment que
les chants.
Le lien et le cri
C’est un sentiment
d’urgence qui anime
érudits et folkloristes
de l’enquête orale.
Sauvegarder la musique
des peuples, c’est
s’employer au maintien
de plus vastes
harmonies. Lien de
l’enfant à l’adulte, de
la mort à la vie, de
l’urbain au rural, du
rural à l’ancestral, à
l’archéologie de la
langue « dont la
chanson est la dernière
chemise » … comme le
note Jules Housson.
Mélodies, comptines et
refrains tissent des
accords permettant
de réchauffer le corps
social et de l’unir[8].
De forme instable et
d’humeur aérienne,
aisément praticable,
rapidement appropriée,
aussi réversible qu’un
tissu ( le
temps des cerises
créé en 1868 par J-B
Clément devient en 1886
le temps des crises
sous la plume plus
caustique de Jules Jouy
), circulant de
l’oreille aux lèvres, de
bouches en bouches, du
feuillet à
l’attroupement des rues,
des cours aux fenêtres,
de la scène à
l’enregistrement, du
concert à l’écoute
amplifiée … la chanson
s’offre en effet comme
l’un de ces plus petits
biens communs,
susceptible pourtant de
s’ouvrir aux dimensions
du Poème collectif.
Poème collectif de
l’identification, du
ralliement, voire du
salut qui peut recevoir
des consécrations
officielles : c’est
Amalia Rodriguez honorée
comme emblème de son
pays, par Suarez, au
Coliseum de Lisbonne en
1995. Poème collectif
qui peut se déployer sur
des aires
civilisationnelles
larges : c’est Oum
Kalsum, grande prêtresse
égyptienne du chant
arabe – celle que les
gens du peuple appellent
«la Dame», celle dont on
dit que l’on ne peut
pas s’en passer, parce
qu’elle est comme le
Nil, les pyramides,
parce qu’elle est le
pain quotidien[9]
- qui envoûte, par
radio interposée, jusque
dans les années
soixante, tout le moyen
Orient, du Maroc au
golfe Persique.
Par la médiation de la
chanson naissent des
héros, des héroïnes
populaires à valeur
émotive patrimoniale. On
le constate à chaque
fois, en France, à
travers ces échos de
deuil national ou
simplement public autour
de la mort d’une Edith
Piaf, d’une Barbara,
d’un Serge Gainsbourgh
ou d’un Charles Trenet.
Les réassurances
psychiques, claniques,
communautaires
qu’offrent les chansons
prennent soudain des
résonances civiques
diffuses.
Toutefois, cette
effusion solidaire,
cette communion sociale
n'évoquent pas que le
simple consensus
pacifié, mais plutôt le
trouble des partages
ardents. Car les héros
populaires de la chanson
restent, le plus
souvent, des héros
problématiques, des
héros négatifs. Héroïnes
négatives, comme toutes
les grandes interprètes
réalistes, néoréalistes
… qui de Fréhel à Yvonne
George portent en elles,
l’ombre des galères
enfantines et celle de
la prostitution. Héros,
héroïnes problématiques
qui, par exemple, du
légendaire interprète
flamenco gitan Camaroñ
de la Isla, mort
d’épuisement dans les
années soixante, à
Barbara, «cette femme
qui chante»,
témoignent et des
brûlures de la vie et
des tourments de l’addict.
Il y a cette attente
toujours sollicitée du
héros anomique, figure
d’un entre - deux mondes
sociaux, celui de
l’ici-bas et celui de
l'ailleurs, celui des
coulisses et celui des
projecteurs. Aussi, les
victoires de la musique
en 2001 peuvent- elles
récompenser Pierpoljak,
jeune homme au visage, à
la vie rudes, ancien
détenu, vagabond du
monde qui, revenu de la
Jamaïque, chante sur des
rythmes d’un Reggae
rebelle :
Né dans les rues de
Paris
Désolé si j’ai grandi
En pétant vos vitrines
En volant vos bijoux
Je sais pas si c’était
bien
Je sais pas si c’était
mal
J’ai jamais regardé çà
J’ai toujours voulu voir
au loin.
Né dans les rues de
Paris
Désolé si j’ai grandi
A l’ombre de vos
lumières
Pour moi, jamais elles
s’éclairent
Car ce négatif en œuvre
dans le chanter
populaire ( manque,
chute, abandon … ),
c’est aussi celui qui
porte vers ces foyers
émotionnels, esthétiques
où chaque culture,
chaque nation tentent de
caractériser leurs
couleurs essentielles.
On créditera tel
chanteur Flamenco du
Duende – cette
inspiration faite de
douleur et de flamme -
que Lorca entres autres,
s’est essayé à définir
et qui résumerait le
Punctum culturel
andalou. On créditera
Oum Kalsum du Tarab
arabe, cette élation
sensorielle qu’elle va
personnifier. Telle
chanteuse incarnera
l’esprit du Blues ,
celui de la Sodad,
ces arts des mélancolies
plus dolentes … et ceci,
pour d’autres cultures,
sous d’autres cieux.
En ces circonstances,
Les chansons seraient
finalement si proches de
l’anima, souffle
et âme à la fois,
qu’elles sembleraient
offrir à chaque
collectif son miroir le
plus mystérieux, le plus
pur, le plus beau ;
s’élevant alors, d’une
certaine façon, à ce que
Victor Hugo désignait
comme « ce sublime
qui vient d’en bas ».
Car « ce bas » de
l’Autre voix est
parallèlement saisi sous
la catégorie du cri. Cri
tantôt entendu comme
limite déchirante, aiguë
de l’indicible, comme
infans inspiré du
langage… Cri tantôt
entendu comme libération
de sons bruts, brutaux,
de sons fous même. Ce
cri supposé du chanter
populaire, selon
l’oreille qu’on lui
prêtera, sera alors
l’objet de controverses
ou de cultes.
En effet, la voix occupe
une place signifiante
dans la désignation du
sauvage. Balzac, dans
son œuvre romanesque,
décrit les voix
paysannes parlées[10]
comme grognements,
rugissements, excès
ensauvagés, plus proches
de la civilisation du
cru que de la
civilisation du cuit.
Cette zoologisation de
la voix populaire, on la
retrouve, de façon
identique, chez
Champfleury qui, pour
les chansons, parle de cris spontanés qui
échappent tout à coup du
cœur des peuples[11],
ne craignant pas plus de
montrer leurs nudités
que l’enfant qui vient
de naître[12].
Les critiques du début du 20° siècle décriront, de manière
semblable, les voix des
premières chanteuses
naturalistes et
réalistes. On évoquera
ces sons inarticulés,
ces voix projetées pour
se faire entendre, ces
sons non modulés que
poussent les animaux et
qui caractérisent chaque
espèce[13].
Il n’est d’ailleurs,
pour repérer cette
lourde répétition, qu’à
observer les termes de
goualante, de
goualeuse, d’épileptique,
de beuglante,
de diseuse à voix
qui désignent, sur les
scènes mêmes du café
concert … les rôles à
tenir par les chanteuses
et les chanteurs, le
plus souvent venus du
peuple des rues. Goualer,
c’est coasser, croasser.
La beuglante désigne, au
début du 20°siècle, tout
à la fois une chanteuse
de café-concert, une
chanson et une
protestation lancée à
tue-tête.
Toute la terminologie
des espaces et des
chants des
divertissements
populaires du moment
suit cette référence à
une démesure, une
animalité … à
l’aliénation d’un chant
hors- la- voix. Mais
autour de cette figure
du cri pourront se
développer des
fascinations : on
admirera la sauvagerie
rayonnante de cet art
brut, non domesticable ;
pourront se développer
des peurs : on
s’inquiétera des
débordements de la
clameur ; et se
développer de puissants
dégoûts de classe : on
stigmatisera sans
retenue ces marques
vocales d’incivilité. De
tels schémas de
réception des musiques
populaires ne valent,
bien sûr, pas seulement
pour les époques
évoquées, mais pour
nombre d'interprètes et
courants récents.
L’envers des mots
Avec la chanson, l’une
des perplexités des
folkloristes, des
historiens, des
ethnographes sera de se
retrouver face à des
signifiants labiles, des
documents para –
langagiers optimisant
toutes les difficultés
d’approche et d’analyse
des manifestations d’une
oralité fondatrice :
récits mythiques,
légendaires, paroles
proverbiales, rituelles
… Car on se demande
alors toujours ce qui
fait source et sens :
est-ce le vif de
l’énonciation, est-ce le
contenu fixé de
l’énoncé, ou plus
essentiellement la
communauté interactive
d’écoute des paroles
fabuleuses ?
Longtemps documents
anecdotiques considérés
comme éclats ou bruits
culturels résiduels, les
chansons se révèlent
être un objet assez
rétif à la raison
savante. Ni paroles, ni
textes, ni musicalité
pure, leur signifiance,
leur portée participent
pourtant d’un
rattachement hybride à
ces trois éléments. Les
tentatives historiennes
auront tendance à
aborder les chansons,
par la recherche de
leurs partitions, de
leurs feuillets, de
toutes leurs
inscriptions
scripturaires pour
replacer ces archives en
leurs contextes et
réduire « la chose
chantée » à un texte
sujet à interprétation,
parmi les autres textes
de l’histoire Les
projets ethnographiques,
ethnomusicologiques plus
sensibles au fait que
les chansons ne sont pas
seulement choses du
Verbe, mais événements
singuliers, au fait que
chanter n’est sans doute
pas dire autrement, mais
sortir des codes
linguistiques, se sont
plutôt orientés vers la
reconstruction de ces
textures sonores
fluctuantes, vers une
muséophonie des chants
du monde dont le
commentaire explicatif,
discursif est alors
réduit au minimum.
A plus d’un titre, les
chansons ont mobilisé
l’écoute déroutée,
acculturée des savants[14].
Et l’on note là un vrai
dilemme quant au choix
de la trace pertinente :
est-ce le corpus
d’énoncés des
chansons qui compte?
Est-ce l’acte aérien de
chanter qui doit
prévaloir? On comprend
d’ailleurs bien ce
dilemme et les paradoxes
d’approches qu’il
engendre, car les
chansons se jouent sur
plusieurs registres :
sur le sens plein des
paroles, sur aussi le
mutisme de la musique et
de surcroît sur
l’alliage des deux.
Actuellement, de la même
façon, on se demandera
s’il vaut
préférentiellement
étudier les situations
de concerts, les
discographies
disponibles ou bien la
simple déclaration des
propos chantés pour
capter, au plus près, ce
rapport entre arts
populaires, arts de
masse et sociétés.
Selon l’option prise, on
s’engagera toutefois
dans des compréhensions
ethno-sociologiques de
facture toute
différente.
Les chansons peuvent
s’appréhender comme
objets de langue, puis
comme objets hors
langage, participant
d’une mémoire non
linguistique et se
définissant sur ce que
j’appellerai l’envers
des mots à savoir le
mélodique, l’assonant,
le dissonant, le grain
vocal et leurs limites
natives, leurs limites
émues : le silence et le
cri.
Du silence et des
rythmes
De nos jours … beaucoup
d’encadrement
institutionnel, beaucoup
de stimulation de la
part d’un marketing
jeuniste pour propager
massivement la musique.
Mais si l’on prend pour
repère le début du 20°
siècle, là où nous
remontons encore par des
témoignages de première
main, nous constatons
que les pratiques
vocales et musicales
furent toujours d’une
grande vivacité parmi
les gens du peuple.
Peuples ruraux et
peuples urbains,
d’ailleurs. Autour des
bals, des sociétés de
musique, des dimanches
s’organisent assez
aisément l’apprentissage
instrumental (
accordéon, batterie,
violon ) et la
connaissance des airs à
succès. Les
autobiographies
ouvrières de l’entre
deux guerres et d’après
guerre témoignent de cet
appétit des orchestres
et des rythmes à danser.
« Les années
passèrent vite chez mon
père entre le travail,
les chants, les soucis
et les colères. »
écrit Laurent Azzaro,
ouvrier ébéniste du
Faubourg Saint Antoine.
En effet, dans l’atelier
le jeune Azzaro commence
par se mêler au fond
sonore ambiant : « tout
le monde sifflait,
chantait, chantonnait ou
fredonnait … parfois on
ne s’entendait plus là
dedans ». Puis,
Pierrot, son voisin
d’établi, le mélomane,
devint son maître de
chant. Alors, à travers
le répertoire des
opérettes et des opéras
comiques, l’émigré
italien parachève son
Français, s’exerce à
pleine voix, travaille
ses aigus et se met à
rêver « caressant
même l’idée de faire
commerce de cet art, Les
événements en décidèrent
autrement, mais j ‘avais
la voix » se
plaît-il à
souligner[15].
Certes, si j’en appelle
à ce témoin, c’est qu’il
montre bien que le
changement des
structures sociales du
divertissement avec la
fermeture des caveaux (
lieux chantants où l’on
improvisait parodies et
pamphlets ) au profit
des cafés concerts plus
lucratifs où l’on est
mis en simple position
de spectateur,
d’auditeur, n’a pas d’un
coup, réduit
l’expression populaire
musicale à la seule
dimension de l’écoute.
Pourtant, les grands
mouvements de mutations
ont commencé à se mettre
en place. Ce sont les
occurrences, les
pratiques, les rêves,
les topiques du chant,
qui, dans l’entre deux
guerres, vont largement
se modifier. Et c’est à
toute une série de
déplacements,
d’acculturations dans le
peuple et ses
représentations que les
chansons se référent,
pour en esquisser à leur
manière éclatée,
succincte et vague le
portrait aussi sensitif
qu‘incomplet.
Dans l’usine, la
scansion mécanique, ses
bruits et sa rationalité
remplacent la rythmique
des accompagnements
vocaux. La chanson va
progressivement passer
de l’atelier à la rue -
elle y était déjà- mais
la crise économique
multiplie les chanteurs
des carrefours et des
cours ; elle multiplie
les mendiants à voix :
peuple de femmes
souvent, dans la
Capitale, femmes
migrantes de
l’intérieur, ou des pays
frontaliers, femmes -
enfants de la fugue.
C’est l’histoire d’une
Thérésa, d’une Damia,
d’une Frehel, d’une
nitta–jô, d’une Berthe
Sylva, d’une Yvonne
George et de tant
d’inconnues. Exposition
publique du corps, de la
voix… chanteuses des
rues et prostituées se
trouvent alors placées
dans une grande
proximité sociale et
morale d’affrontements
au danger, à la
déchéance. Associées,
bien sûr, depuis Charles
Gille déjà, dans la
légende des chansons,
mais surtout
historiquement liées par
des perméabilités, des
sororités de destins
grandement
inextricables. Et ce
pendant longtemps,
Barbara elle-même
l’évoque, dans son
autobiographie[16].
Je viens d’énoncer
que dans l’entre- deux-
guerres, c’est toute la
topique des chants
populaires qui va être
remaniée. En effet, il
faut compter jusqu’à la
fin du 19° siècle, avec
l’empreinte et l’énergie
subversives des chansons
d’un Charles Gille, d’un
Jules Jouy, d’un Jean-
Baptiste Clément qui
dénonçaient la
répression, la guerre,
l’exploitation,
l’indignité d’un monde
politique à détruire, la
violence de vies
ouvrières à changer. Le
réel de ce réalisme là,
c’est l’inhumain ; ces
chants incarnent la
parole épique des drames
collectifs… disent les
cendres du quotidien ;
il s’y dépose parfois
des fragments d’utopie
rappelant brièvement
qu’il est des chemins,
des révoltes et
peut-être des rêves à
traverser, à soutenir…
Profitez-en bien du beau
temps des crises
Où le peuple veille et
s’en va rêvant
Aux terres promises
Quand donc reviendras-
tu fondre les banquises
O grand soleil rouge, O
soleil levant
Profitez-en bien du beau
temps des crises
Où le peuple veille et
s’en va rêvant
Vous regretterez le beau
temps des crises
Quand viendra le peuple
en haut des pavés …
Jules Jouy crée cette
chanson en 1886, je le
signalais auparavant.
Notons que bien plus
tard, Michelle Bernard,
Eric Amado qui gardent,
pour des publics plus
confidentiels, cette
tradition de « la
chanson qui veille et
éveille »,
l’interpréteront en
1977. Sans cesse
détournées, reprises,
arrangées, retournées,
les chansons sculptent
aussi une sorte de Ronde
du Temps. Filles de
l’instant, les chansons
participent également du
livre des ritournelles ;
elles entrent dans le
mouvement de l’éternel
retour. En dépit de la
dominante des modes,
chansons - phares,
chansons - cultes,
chansons en point
d’orgue, constituent
cette nappe phréatique
musicale où s’alimente
la mémoire longue des
sociétés.
C’est dire, pour notre
propos, que bien sûr, ce
peuple des drames
collectifs ne s’évade
pas de suite de
l’imaginaire des
chansons composées et
fredonnées ; et ce même
si l’économie
centralisée des
spectacles de caf’ conc’
et de music-hall des
années 20-30 pousse
plutôt vers sa rapide
disparition ! Ainsi, que
le peuple des chansons –
entité de classe que la
réalité offense – soit
toujours source
d’inspiration pour des
compositeurs à succès de
l’entre-deux-guerres,
nous en avons l’exemple
avec Monthèus qui crée
sur scène en 1927, peut
– être sa plus belle
chanson, sa plus
émouvante sûrement,
La Butte Rouge,
hommage à la mémoire et
au sang des mutins de
1917.
Toutefois, tout s’est
déplacé. Car le peuple
des chansons ne se
définit plus de manière
focale, centrale par
l’imaginaire d’une foule
aux multiples visages.
On est entré dans une
phase de
personnification. Le
multiple se reflétera
désormais dans l’unique.
Le visage du peuple des
chansons, c’est déjà
celui de l’interprète,
qui, sous le rôle et le
fard de la Pierreuse, de
la Diseuse ou de la
Goualeuse, laisse vite
entrevoir un vrai
pathétique de héros
vaincu – quand ces
interprètes s’appellent
Andrée Turcy, Germaine
Lix, Cora Marou, Frehel,
bien sûr. Un « Nous »
passera désormais par ce
« Je », persona,
personnage et
personnalité à la fois.
Et si le réalisme
constitue toujours cette
veine identifiante du
répertoire populaire, le
réel ressenti, chanté
n’est plus celui de
l’inhumanité du monde,
c’est celui de l’humaine
nudité – nudité de la
misère liée à la faim,
au froid certes, mais
surtout nudité liée au
désarroi, aux morsures,
au deuil de cœurs. Comme
dans la tristesse de
certains Fado,
dans la soleá du
chant andalou on entend
cette reprise très
intériorisée de la
douleur, de même, dans
ces « nouvelles »
chansons réalistes –
celles qui vont emporter
l’adhésion populaire et
ses larmes – on
enregistre cette
évocation bouleversée
des passions, ce
battement affecté du
pâtir. Il y a bien
là un renversement de
perspective dans le
chant et la
représentation. On est
passé de la parole
épique sur un destin
commun à l’invocation
mélancolique de
blessures. Ce ne sont
d’ailleurs pas tant les
références qui ont
changé – le contexte des
duretés de la vie y est
semblable – mais le fait
de les ressentir
désormais comme histoire
plus solitaire du
sentiment plutôt que
comme histoire plus
universelle des maux de
la terre.
Pas de paroles sans les
blancs du texte, pas de
musique sans les pauses.
L’avènement de ces
chants plus
expressionnistes ( A
la dérive, La coco,
Toute seule, Escale …
) réduit, bien sûr,
à un plus faible écho,
si ce n’est au silence
d’autres interventions
chansonniéres. C’est
aussi sur l’effacement
relatif des chansons de
travail, des chansons de
l’événement, issues de
la tradition
Montmartroise, des
chansons – tracts,
blasphèmes, pamphlets
qu’émergent ces chants
intimes des ténèbres (
La Malédiction,
L’appel, J’ai le cafard,
L’autre, Brouillard,
Chasse à l’enfant, Anna
la bonne, Les gueuses
) …
L’inoubliable
enchantement va alors à
cette vérité des
refrains du déchirement
où certains artistes
croient même pouvoir
puiser le ressourcement
émotionnel de leur
Poétique.
C’est Robert Desnos,
surréaliste dissident,
qui, dans la voix
d’Yvonne George, décèle
la résonance perdue de
l’essentiel, celle qui,
malgré les mots pauvres,
à travers les mots
faibles – Pars, Ne te
retourne pas, Si je
t’avais pas connu, Je te
veux, Tu t’en vas -
capte pourtant tout le
lyrisme et l’inquiétude
de la vie. Il déclarera,
ébloui : « Voici que
sa voix émouvante
s’éleva. Cette femme
apparue nous parle au
nom de l’amour et du
désir. Il a suffi
qu’elle chante pour que
nous prenions conscience
de l’absence intolérable
du pathétique dans notre
vie »[17]
C’est pourtant
une culture très
refoulée de la
sensibilité que cette
chanson réaliste suscite
et révèle. Si l’on
reprend le témoignage de
Laurent Azzaro, arrivé
au Faubourg dans les
années 1925, nous
l’entendons soutenir
haut et fort ces mots,
comme on hisse un
drapeau : « A cette
époque, on ne regardait
pas à sa peine et on ne
se plaignait jamais »[18].
C’est donc contre
toute la densité d’un
secret, contre une très
solide discipline
populaire, virile,
ouvrière des affects,
contre un devoir
ancestral de silence des
larmes – qui est aussi
cette réserve de dignité
du pauvre – que se
répand largement[19],
chez les anciens et
nouveaux citoyens du
sort commun, la plainte
réaliste ; que s’impose
par le chant, qui n’est
ni tout à fait du
registre de la parole,
ni tout à fait du
registre des larmes,
l’espace d’un autre
rapport à la souffrance,
au savoir - souffrir …
ce qui ne va pas sans
redessiner, à plus long
terme, l’horizon d’une
nouvelle économie
affectuelle, culturelle,
confidentielle des modes
sensibles d’être à soi,
pour soi, pour les
autres, avec les autres.
Curieusement des
cultures très
androcentrées, comme la
culture hispanique,
tzigane avaient déjà,
dans les rituels sacrés,
solennels du chant, de
la danse, inventé cet
espace libre et codé du
chagrin à rythmer entre
soi, ce que Federico
Garcia Lorca exprime
avec une très intense et
très belle conviction :
« … Ils chantent
hallucinés par un point
brillant
qui tremble à l’horizon.
Ce sont des gens
étranges et simples …
Ces immenses interprètes
de l’âme populaire ont
brisé leur âme
dans les tempêtes du
sentiment.
Presque tous sont morts
du cœur,
c’est à dire qu’ils ont
éclaté comme d’énormes
cigales … »
Ce style plébéien de
l’expression de l’Ego,
sur fond d’évocation de
cette chienne de vie,
va prendre forme
dans l’apparition d’une
dramatique de la voix.
D’abord, il y a la mise
en place de ce toucher
vocal rauque, profond,
griffé, voilé, ample ;
puis, il y a la
réverbération de cette
onde nocturne qui
prendra le regard, le
visage, les mains, le
corps pour développer
tout un lyrisme visuel
de la voix. Il s’agit là
d’une découverte
inédite, inouïe. Dans
les divertissements
populaires, on était
jusqu’à présent plus
préoccupé de
l’effervescence des
ambiances partagées, que
de l’écoute hypnotisée
de l’interprète. Damia,
Yvonne George, Piaf vont
introniser ce rituel
scénique, amenant à ce
suspens de l’écoute, à
ce regard, à cette
attente du chant
accueilli, goûté,
ressenti sur le paysage
mobile de la face. Damia
constitue sans doute,
dans la chanson
populaire de ces
années-là, l’exemple le
plus achevé, de visage
ouvert au théâtre de la
voix. Ainsi décliné sur
la peau de la voix, le
récit réaliste opérera
désormais en catharsis
rapproché entre une
artiste auréolée et un
auditoire captif.
« Comme le cristal, le
métal, ou toutes autres
substances, je suis un
être sonore, mais ma
vibration à moi, je
l’entends du dedans. Ma
voix est liée à la masse
de ma vie comme ne l’est
la vie de personne ».[20]
Il me semble que ce soit
cette subjectivisation,
cette insularité de la
voix « vibration du
dedans, liée à la masse
de la vie » qui se
réalise et se sublime
dans ce répertoire
essentiellement porté
par des femmes, issues
souvent d’un peuple
marginal. Ce sont elles
qui, presque
exclusivement, vont
soutenir de leur voix,
de leur vie, de leur
chute, ce rêve tragique
plébéien traversant
alors le Verbe des
chansons.
Il faudrait bien sûr
envisager l’histoire de
la marchandisation des
spectacles, la dynamique
ponctuelle des rapports
sociaux, et des rapports
sociaux de sexe pour
saisir pourquoi ce sont
les femmes, parmi les
plus prolétaires, qui
deviennent actrices de
ce « message[21] »,
héroïnes fugaces,
tourmentées de ce
réalisme d’ombres dont
les arborescences plus
lettrées – côté
imaginaire du peuple et
des ténèbres – font
penser à Hugo, à Gorki ;
et côté imaginaire des
gouffres à Baudelaire,
Benjamin Fondane, Edgar
Allan Poe … à toutes
ces poétiques du cri, de
la cruauté et du noir
qui vont s’inscrire dans
le siècle.
Je m’intéresse à cette
chanson, d’une époque,
d’un espace, d’un genre
qui a fait date dans
l’histoire chansonnière
et dans l’histoire de
l’expressivité populaire
en France parce que je
crois cette période
charnière, « expérimentale »
du point de vue des
mutations des mœurs et
de la représentation,
dévoilant ( rejouant)
un sensorium
esthétique qui met la
couleur et la
signifiance du chant
populaire dans la voix ;
des voix de douleur et
de cruauté qui font
émerger des femmes comme
figures éponymes du
peuple et de son art, au
travers d’un registre
sémantique où le social
est devenu l’ombre de
l’intime, mais où cette
intériorité n’augure en
rien de sa disparition.
Juste deux, trois
connaissances…
Sur le quai, il y a pas
foule
Juste deux, trois
connaissances
Le désir, la mort , la
malchance.
J’ai fait comme si je
les avais pas vus
Mais c’est eux qui me
collent au cul …
Paroles extraites d’un
album – les années
sombres – qui ne fut
pas composé dans les
années 20-40, mais en
1995 par Mano Solo, se
réclamant explicitement
de cette tradition
populaire des chants de
la vie glacée, celle qui
offre une face à la
rage, une autre face à
la compassion. « J’ai
rêvé d’un art bref pour
une vie brève » semble
être la devise de ce
jeune compositeur,
atteint du sida qui
parle de « maldonne
pour les hommes aux
quatre coins de la
terre » et n’ose
plus « bouger d’un
cil de peur de passer
sous le métro, ou de se
faire écraser par un
piano ». Et
curieusement, la même
devise s’applique à
l’univers chanté des
années 20. Curieusement,
car tout aussi a changé,
du monde et de ses
chants, des cosmogonies
mobilisables tant par la
facture des musiques que
par la musicalité même
du Verbe.
Je signale ce point de
rencontre pour rappeler
que « l’insupportable »
( injustice, mépris, ce
qui n’est pas, ce qui ne
sera pas… ) est sans
doute, en cet art de
peu, comme dans les
autres, un ferment
d’émotions
irremplaçables ; qu’il
est, en tout cas, une
constante du chanter.
Pour rappeler de plus
combien, depuis la forte
rupture morale et la
forte culture
d’insatisfaction
introduite par les
romantiques et remaniée
par d’autres, « cet
insupportable » se
rattache à des décors,
des scènes et des
silhouettes que se
pérennisent malgré les
métamorphoses des
contextes historiques,
des références musicales
et des publics à
l’écoute.
Dans l’éventail des
mélodies populaires,
beaucoup de petits airs
à fleur de sensation de
la vie. De la vie, comme
un don. « L’azur
danse sur la terre
rouge » écrivait
dans Travaux
Georges Navel, ouvrier
de chantier en chantier.
« Y’a d’la joie,
bonjour, bonjour les
hirondelles » … et
« sifflera bien mieux le
merle moqueur »
répondent les refrains
fredonnés sur la vague
de l’air.
C’est dire que cette
période observée des
années 20-40 , ne fut
bien sûr pas seulement
nourrie par des chansons
de détresse … Car si le
rêve de l’insoutenable
est essentiel, il ne
peut être célébré trop
longtemps. Chansons pour
rire et chansons pour
mourir y alternèrent
comme en tout temps,
comme le Cante
Chico succède au
Cante Jondo dans le
répertoire flamenco ;
comme vont le battement
et la mesure de la vie.
Simplement nous ne
retenons que ces chants
non pacifiés parce que
ce sont eux qui
caractérisent le genre
réaliste destiné au
peuple ; genre
potentiellement
polémique, controversé
et qui deviendra tout à
la fois, ce patrimoine
valorisé au fil de
filiations indirectes,
et cette pointe
d’affrontement classiste
des cultures sensibles.
Nous évoquions des
décors, des scènes, des
silhouettes qui
reviennent et
s’imposent. En
préalable, je prendrai
une de ces images -
clefs de la cosmogonie
réaliste : l’élément
marin ; pour signaler
comment la chanson peut,
mine de rien, désigner
ce lieu commun de la
mutation éthique et
esthétique des
comportements. Le
répertoire réaliste est
fréquemment traversé par
le décor des quais, les
lumières des ports, par
des récits, des
silhouettes et des
horizons marins qui
appartiennent, à plus
d’un titre, à ces
éléments non pacifiés de
l’existence.
La mer, en soi, est un
personnage des ténèbres.
La chanson ne fait là
que reprendre le vieil
héritage conjoint de la
chrétienté et de la
Grèce antique pour qui
la mer est non l’Eden,
mais la nuit, le chaos
nocturne où
s’engouffrent les êtres
hybrides. Héritage
relayé par les gens de
mer aussi, qui firent
longtemps de cet espace,
un pôle négatif : le
lieu de travail des plus
pauvres, l’objet de
travail instable,
sauvage des peuples sans
terre.[22]
Tandis que la fin
du XIX° siècle, tandis
que les premiers
impressionnistes du
début du XX° siècle
inventent la mer comme
regard, étendue de
reflets, puits de
lumière vivifiante,
heureuse il est frappant
de constater que dans
les années 30, la
chanson réaliste , selon
une représentation
courante des peuples
marins, continue à
décrire la mer comme
espace opaque, étrange,
comme figure du destin ;
continue à dérouler à
demi-mots, en maints
récits de tempêtes, de
noyades tout un charroi
de croyances maintenues
sur les rapports de
l’eau – milieu de
passage – et de la mort
– état de séparation. La
chanson populaire n’a
pas ici adopté la
subjectivité romantique
pour imaginer l’espace
marin.
Berthe Sylva, Damia,,
Piaf vont chanter :
La mer, élément vengeur ; C’est la mauvaise prière
de Damia
La mer, élément de la destinée : Ce sont les
flots bleus de
B.Sylva
La mer, élément métaphysique : Ce sont les Goëlands,
les naufragés de
Damia
La mer, puissance sans humanité : C’est le grand
voyage du pauvre nègre
de Piaf (
1938 )
Dirigez de vos mains
divines
La foudre qui vous obéit
Sur le Trois Mâts de la
marine
Navigue mon bel ami …
Menez-la au sein des
tempêtes
Brisez-le contre les
rochers
Courbez sous le joug des
tempêtes
L’orgueil de ces mâts
couchés
Perdez le St Michel
Archange
Et Joinville et tous ses
marins
Pour que les lèvres de
mensonge
Servent de pâture aux
requins.
Extrait de la
Mauvaise prière.
Où dormez-vous, âmes
damnées des matelots
Où pleurez-vous quand
j’entends vos sanglots
On dit que vous veillez
sur nous …
Extrait des
Naufragés.
Si la voix est bien
cette union du cœur, du
corps et de la
spiritualité, Damia sera
la voix de ces chants
marins de l’angoisse,
incarnant dans sa
gestuelle, sa vigilance
expressive, dans son
phrasé parfois hésitant,
tout ce cheminement du
danger qui fait
apparaître le trouble et
le naufrage, à même le
chant frémissant du
visage. Elle sera cette
voix - présence de la
catastrophe « intimisée ».
Pour que l’élément marin
ne soit plus cette eau
noire qui a trouvé sa
vocalité palpitante, en
ces femmes du peuple, il
faudra attendre
l’Après-guerre. Avec
Charles Trenet, le décor
marin, dans la chanson,
va rejoindre la calme
étendue montrée dans le
paysage des tableaux. La
mer en effet y devient
espace diurne, vision à
contempler « que l’on
voit danser le long des
golfes clairs, avec des
reflets d’argent, des
reflets changeants …. ».
Elle est devenue cet
infini d’azur du
promeneur, de l’esthète,
du citadin ; doux infini
qui éclipse la
représentation populaire
plus âpre, liée au
travail, au statut
précaire du « pauvre
pêcheur ».
Difficile d’estimer ce
que ce changement de
vision apprivoise de
l’effet des « congés
payés[23],
de ce nouveau rapport de
loisir aux jeux de
baignades et de plage …
mais il semble bien que,
comme l’espace pictural
avait inventé la mer
entre écume et ciel,
pour les gens de
culture, l’espace
chansonnier – un
demi–siècle plus tard –
l’invente sous un même
jour radieux, pour la
foule nombreuse des
vacanciers et des
villes. La chanson nous
livre sur ce thème
précis, le point de
clivage entre deux
émotions populaires :
d’un côté, la perte
d’une mémoire – celle
des ombres marines –
mémoire archétypique du
peuple paysan ; de
l’autre, l’ouverture
plus ludique à la
démocratisation éthique,
esthétique d’une
immensité.
Ce chant des ténèbres :
quel est son réel ?
D’un mot, je dirai la
mélancolie des histoires
qui finissent mal. Les
lieux, les scénarios,
les ambiances sont
toujours saisies entre
deux irisations de
l’obscur, celle profonde
du crépuscule et celle
plus pâle de l’aube[24].
Plutôt qu’affirmer un
monde de marginaux, de
« sans toit », de « sans
galette », un monde
bruyant de caïds, il
s’agit d’évoquer des
dérives au bord de
l’effacement, un monde
qui fuit comme un
théâtre d’ombres. Tout
parle de l’obsession de
la fin : on parle du
corps pour en suggérer
les lassitudes, les
ruines ; on parle de
l’amour pour esquisser
ses défaites, du sexe
pour ses aliénations, du
bal pour la
guinguette qui ferme ses
volets, des
fortifs pour leur
disparition, des amis
pour leur départ. Et ce
frisson de finitude qui
hante toute chose
corporelle, spirituelle
ou sociale est associée
au thème sans cesse
réitéré de l’errance :
errance matérielle
« des gueux »,
errance psychologique
des cœurs tristes,
errance métaphysique
de l’âme des marins,
avons nous vu
précédemment. Nous
ferons alors l’hypothèse
que figures de la mort
et du vagabondage
constituent les deux
trames sémantiques
fortes de ce réalisme
chanté.
Dans le légendaire
populaire, l’éternel
vagabond vient de loin.
Dans l’imagerie du XVII°
siècle au XIX° siècle,
Champfleury le signale,
comme l’analogue du
bohémien, comme
personnage favori et
personnage redouté par
la société
traditionnelle pour qui
l’homme sans feu ni
lieu, est toujours un
peu sans foi, ni loi.
Cette figure de
l’éternel étranger,
réfractaire à la norme
culturelle, est passée
dans la chanson citadine
sous d’autres traits. Il
est devenu figure
universelle
d’identification … car
ceux qui chantent sont
sans terre, sans racines
et peuvent offrir à tout
être de passage, le
reflet de son exil.
Rôder, glisser,
s’effacer, « partir »,
« revenir », dévorer les
routes, « traîner
comme on a traîné »,
« d’un pied sur
l’autre », « au pays des
pas vernis » ces
expressions nous font
voyager entre plusieurs
univers, plusieurs
époques de la chanson de
sombre portée,
puisqu’ici se mêlent les
mots de la chanson
réaliste 20-50, ceux de
Michèle Bernard, ceux de
Gribouille et de Mano
Solo.
En effet, au delà des
décors partagés du
« ciel blafard », de la
pluie, du vent, « sur le
boulevard », les quais,
la gare, ce qui relie
ces silhouettes, ces
portraits chansonniers,
ce n’est pas l’action,
mais l’épreuve de la vie
au bord du vide. Le
thème de la vie
« dont je sais même plus
si c’est ça une vie »,
représente, sans
doute, un invariant de
tous ces paysages -
chansons, et ce, au delà
des situations typiques
datées menant à ce
constat « de la vie qui
ne tient que gelée par
l’hiver »[25]
Noctambules ou
funambules, ces
personnages sont coulés
dans les formes
mélancolique, poétique,
politique de l’errance.
Dans les corpus
chansonniers, l’errance,
métaphore du tragique
transcendant et
quotidien, c’est la
figure sociale du sans
lieu, du sans loi que
nous retrouvons au
centre de la chanson
réaliste classique.
C’est aussi, la figure
du vagabond sublime.
Barbara sur « Il
pleut sur Nantes »
va immortaliser le
portrait de son père.
Michèle Bernard, dans
plusieurs textes,
« Maria Szusanna »
« Nomade » chante :
Ce désir, si fort de
partir
Pour ne pas trahir
L’enfant qui va sa vie
Coûte que coûte
Sur l’infini des
routes
L’errance, c’est aussi
la figure persistante du
vagabond vaincu par
chagrin, par l’infortune
de mourir et d’aimer.
C’est, encore, la figure
critique de l’ émigré
économique, politique.
Sous cet angle, le ton
devient plus polémique
que ce soit avec
Catherine Ribeiro,
Michèle Bernard, Anna
Prucnal ou Mano Solo.
Madame Tiou est un peu
folle
Faut dire que ça
déboussole
D’quitter un jour ses
parents
Au beau milieu d’une
flaque de sang
C’est enfin, la figure -
limite du pourchassé …
qui a les chiens
policiers ou la mort aux
trousses dans les
anciennes chansons de
Charles Gille et dans
celles de Pierpoljak. Il
y a donc une histoire,
une aura chansonnière
des errants, du
nomadisme des peuples
dont le « réalisme »
classique et
contemporain porte
témoignage. Il s’agit là
d’une sorte de constante
de la présence et de
l’imaginaire du
« populaire », et des
peuples dans la chanson.
Bien sûr, dessin et
destin de cette errance
vont, se modifier. Les
composantes
mélancoliques,
poétiques, politiques ne
cesseront de se
déplacer, de changer de
visage et de rhétorique
suivant les cadres socio
- historiques aussi bien
que les schémas
intellectuels et
musicaux des auteurs.
Aussi, avançons-nous
prudemment cette
hypothèse que de la
chanson réaliste
« classique » aux
auteurs contemporains,
on va plutôt d’une
description de l’état
physique des errants à
l’évocation d’états
symboliques de
l’errance. Prudemment,
car la frontière n’est
pas étanche. Et l’esprit
métaphorique de
l’épreuve, toujours
présent dans tous les
textes ou musiques ou
inspirations vocales.
Mais l’une des
acculturations décisives
affleurerait en ce
« passage » qui dit la
mutation d’origine des
auteurs et le changement
d’attente des publics
visés. Car suggérer que
la chanson populaire
continue d’être celle où
se rencontrent
musicalement et
littérairement poétique
de l’Autre, critique de
l’exil et mélancolie de
l’exilé, correspond bien
à des compositions
actuelles, mais se
rattacherait davantage à
des « peuples de
résistance », à un
« archipel des
déclassés » dont les
trajets et les
configurations sociales
semblent pour l’heure,
bien difficiles à
esquisser.
J’suis dépareillé,
j’suis déraciné
Nulle part où je puisse
me poser
Je veux marcher jusqu’à
la forêt
Là j’enlèverai mes
souliers
Plus besoin de lacets,
plus besoin de bonnet
J’suis dépareillé, moi
j’’veux vivre en paix
J’suis déraciné, j’sais
pas où aller
J’suis dépareillé,
j’suis déraciné
Extrait d’une chanson de
Pïerpoljak (2001) que
l’on écoutera en
résonance avec celle de
Fréhel « Comme un
Moineau » (1930).
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Difficile de rapprocher
ces deux évocations
musicales, ces deux
croquis de la rue[26].
La comparaison peut
sembler inconcevable,
car ces paroles et leurs
univers mélodiques sont
bien hétérogènes du
point de vue de la
causalité mécanique.
Pourtant la musique,
comme l’eau, est elle
aussi, archétype de
toutes les liaisons[27].
On y circule dans un
monde d’échos. Les
chansons sont des relais
d’identités à histoires
arborescentes. Elles se
succèdent,
s’accomplissent comme
ces moments différents
de la même tige[28].
Notes
__________________________
Henri Davenson,
Le Livre des
chansons,
Neufchâtel, La
Baconnière, 1946
Friedrich
Nietzsche,
Naissance de la
tragédie,
Paris,
Gallimard, 1989
Desnos,
Œuvres,
Paris, Quarto
Gallimard,1999
Document vidéo
original,
Damia: concert
en velours noir,
réalisé par
Juliet Berto
1989
Colette, La
vagabonde,
Paris,
Bibliothèque de
la Pléiade,
Editions
Gallimard, 1984
Je
pense, en cette
année 2001, de
commémoration de
la mort de Serge
Gainsbourgh à
son heureuse
interprétation
très décalée, de
Si vous
connaissiez ma
poule chanté
autrefois par
Maurice
Chevalier.
Prétexte à
gaieté,
transposé en un
scénario Sadien.
Selon
l'expression
sublime et
quelque peu
condescendante
de Charles
Baudelaire in
Spleen et
idéal, poème
des bohémiens
en voyage,
Œuvres
complètes,
Editions Robert
Laffont, Paris,
1980
Philippe Joutard
in Ces voix
qui nous
viennent du
passé (
Paris ,
Hachette, 1983 )
évoque ici
les propos de
Michelet et de
George Sand.
Cf. documentaire
INA 1979 La
Dame de l’Orient
Marie Caroline
Vanbremeersch,
Sociologie
d’une
représentation
romanesque – Les
paysans dans
cinq romans
balzaciens,
Paris, Editions
l'Harmattan,
1999
Champfleury,
Les chansons
populaires des
provinces de
France,
Besançon,
Editions du
folklore
comtois, 1860
Champfleury,
op.cit.
in
G. Milandy,
Au service de la
chanson,
Paris, Editions
Littéraires de
France,1939
Joëlle
Deniot, La
chanson
réaliste,
tension entre le
document et
l'œuvre, in
Vers une
sociologie des
Œuvres,
tome1, Paris
L'Harmattan
2001, sous la
direction de
Jean-Olivier
Majastre et
Alain Pessin
Laurent Azzaro,
Mes joyeuses
années au
Faubourg,
Editons France
Empire, 1985
Barbara, Il
était un piano
noir, Paris,
Fayard, 1998
Desnos, op. cit.
Laurent Azzaro,
op. cit.
Bien sûr, un
support matériel
vient toujours
en aide. Là ce
sera la radio,
qui instaure
l’écoute
confidentielle
et constituera
de fait, un
support
psychique
essentiel à la
diffusion de ce
type de
répertoire.
Cf. Merleau –Ponty
Le visible et
l’invisible –
Gallimard
1964
Femmes, agents
du tragique :
c’est depuis le
théâtre grec et
les scènes de
l’Opéra que les
femmes sont
héroïsées dans
la tragédie,
recevant dans le
domaine de
l’imaginaire,
des
reconnaissances
qu’elles n’ont
pas dans la vie
ordinaire.
Hypothèse
Patrice Hugues
Tissu, selon
droit fil et
selon biais
Martine Bereau
–Duquesne, thèse
d’Université –
ethnologie – la
pêche à
Collioure :
Ethnologie d’une
disparition
(Janvier 2000)
Cf. Charles
Trenet –
Devant la mer
(1942),
chanson déjà
écrite sur ce
thème et plus
explicitement
référée aux
plaisirs
partagés de la
plage.
Sur cette
polyphonie des
noirs dans la
chanson réaliste
– Cf. Joëlle
Deniot,
Chansons de la
vie en noir
– G.D.R. OPUS
2000.
Jean Genet, Le
Journal d’un
voleur, Edition
Gallimard 1949.
En référence au
parolier et
poète Eugène
Bizeau,
tourangeau,
vigneron et
libertaire,
Croquis de la
rue, Eugène
Bizeau,
Editions
Christian Pirot,
1988
Roland Barthes,
Michelet, Paris,
Editions du
Seuil, 1975
Ibid.
|
Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU.
Droits de
reproduction et de diffusion réservés ©
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