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Joëlle-Andrée Deniot[1]
Le
théâtre de
la chanson
Charles Gir,
affiche de
music-hall,
1923, BNF,
département des
estampes et de
la photographie |
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Ponctuation
« C’est en observant
Mounet-Sully jouant
Œdipe Roi que j’ai eu la
révélation d’un cri
possible, dans ma
chanson : La Soularde.
Bien entendu, je ne
refais pas le cri
d’Œdipe mais ce fut le
sien qui inspira Mon cri
(celui qu’exécutent en
chromatique une bande de
gamins lapidant la
Soularde) » écrit Yvette
Guilbert, célèbre
diseuse du caf’conc’
dans son ouvrage de 1928
(L’art de chanter une chanson, Grasset).
Si je commence mon
intervention par cette
citation et cette
référence à Yvette
Guilbert, c’est qu’elles
marquent un tournant
dans l’histoire de la
chanson : son entrée
(irréversible ?) dans
une composition
expressive à double
dimension, la dimension
vocale et la dimension
plastique. En effet
cette convocation d’un
art d’interprétation
dans la chanson – qui
impose l’idée à
dominante théâtrale d’un
sens peint, sculpté,
visible, vivant à même
la bouche, le regard,
l’allure, les gestes,
l’intonation, la diction
– est tardif dans
l’histoire longue des
chansons.
Ni ce
que l’on sait des
caveaux, des goguettes,
des sociétés ou cafés
chantants, ni ce que
l’on sait des chansons
du Pont-Neuf ou de la
transmission diffuse du
répertoire populaire des
paroles, des timbres et
des mélodies ne met en
avant cette imagination
visuelle du chanter.
Les chansons
appartiennent d’abord au
domaine de l’oralité
dynamique, celle qui
accompagne les fêtes,
les prières, les
révoltes, les grands
rites ; celle qui
redonne souffle aux
actions et symboles
collectifs ; celle qui
restaure une unité aux
groupes, aux couples,
aux individus engagés
dans cette chorale. Et
cela que l’on parle de
toutes ces chansons
anonymes qui ne
laissèrent que peu ou
pas de traces ou que
l’on parle de ces
chansons faisant déjà
œuvre populaire,
éclatante comme celle de
Béranger qui fut
consacré comme « poète
national » lors de ses
funérailles en 1857[2].
Pour que cette
imagination visuelle
s’adjoigne à la
représentation de la
chanson, il lui faut
d’abord un espace où
elle puisse s’exposer.
Et ce n’est que sous le
second empire, avec le
caf’conc’ dont l’un des
premiers, L’Eldorado,
est d’ailleurs construit
dans le fil
architectural du théâtre
à l’italienne, que la
chanson commence à
entrer assez modestement
dans l’ère du spectacle.
Assez modestement, car
il s’agit non pas de
récitals – dont le
modèle est beaucoup plus
tardif – mais de
quelques inserts plutôt
frivoles, burlesques où
l’artiste a du mal à
s’imposer. Il y a certes
là apparition d’un
nouveau divertissement
consistant à venir
« voir chanter » les
airs à la mode, mais la
posture d’attention
requise n’est pas de
mise. Le bruissement
bruyant, impatient de la
salle submerge souvent
le chant de la vedette
ou du postulant au
vedettariat.
Au-
delà de tout que l’on
connaît sur les
difficultés du passage à
l’écoute silencieuse
pour bien des genres
artistiques scéniques,
on ne peut s’abstraire
de l’idée que pour la
chanson – quels que
furent la situation, le
milieu social concernés,
il s’agissait toujours
de se mettre en
mouvement. Chansons de
banquets plutôt
bourgeois des caveaux,
chansons politiques,
chansons à boire des
goguettes ouvrières,
complaintes et romances
populaires des chanteurs
de rues distribuant les
petits formats : toutes
mobilisent une adhésion
active, une implication
de cœur et de corps.
Entendre une chanson,
c’est entrer dans la
danse, c’est se
l’approprier, c’est la
chanter, c’est éprouver
sa résonnance
vibratoire, c’est
s’entendre même. Ce qui
fera la vivacité et la
puissance de sa
transmission orale en
ses beaux jours. Dans
cette culture historique
partagée, il n’y a pas
vraiment de place pour
une réception passive.
Or la chanson- spectacle
a besoin
d’auditeurs-spectateurs.
Non qu’être spectateur
se réduise à la
passivité mais il s’agit
tout de même de
s’acculturer à une
réception plus distante,
momentanément retenue.
Cela dit pour bien
montrer l’écart de
sensibilité et de temps
existant entre la
création d’un espace
propre à un
entendre-voir de la
chanson et la didactique
d’Yvette Guilbert sur
cette symbiose des
représentations de
l’ouïe et de l’œil que
devient, qu’est devenue
dans le premier quart du
vingtième siècle
l’art de chanter une
chanson.
Cela dit également
pour souligner que si je
peux parler de théâtre
de la chanson, c’est que
je me suis intéressée à
une période où la
chanson avant Piaf, avec
Piaf occupe une sorte
d’entre-deux : elle est
bien sûr un spectacle
parvenu à son stade de
maturité interprétative
y compris dans les
supports de
l’enregistrement sonore
(histoire concomitante
mais non totalement
superposable de
l’audible et du visible
comme nous allons le
voir). Toutefois cet art
reste encore une
poétique sociale dont
communément le désir, la
mémoire, le savoir,
l’expérience font partie
des décors et ambiances
familiales. C’est dans
ce temps-là - déjà
passé, encore actuel ? -
d’une chanson se frayant
un passage entre
lumières de scène et
miroirs de vie que se
situe mon propos.
Edith Piaf, Yvette
Guilbert déclarent
toutes deux à quelques
trente années de
distance que pour
chanter en lien avec
soi, avec le monde, il
faut beaucoup observer,
beaucoup comprendre
ce(ux) qui vous entoure.
Toutefois si l’une écrit
qu’elle trouve matière à
styliser ses personnages
à travers l’humeur des
portraits, le jeu des
acteurs, l’harmonie de
la danse et la pose des
statues déclinant la
chanson sur toutes les
gammes des beaux-arts,
l’autre suggère à
demi-mots ne s’inspirer
que de rencontres et
d’épreuves plus directes
avec le réel. Quoiqu’il
en soit Piaf et ses
devancières donneront à
la chanson un tour
interprétatif inédit.
Certains à leur propos
trouvent judicieux de
parler de
théâtre expressionniste,
mais nous retrouvons
alors une classification
d’emprunt hétéronome[3] ;
elle a le mérite de
pointer l’idée d’une
double rupture : celle
de la chanson devenue
art scénique et celle de
cet art scénique
ébauchant d’autres voies
de la théâtralité.
Le silence
initial
Commencer une recherche
consiste souvent à
nourrir une intuition
forte et/ ou un
étonnement qui va nous
pousser à interroger des
documents, délimiter des
corpus, l’espace-temps
d’un « terrain », à
composer par fragments
un étaiement théorique …
et cela dans un ordre
bien plus incertain que
ne le laisse entendre
l’annonce des protocoles
d’enquête. Mais si
j’évoque cette image de
naissance d’une
recherche c’est que je
suis frappée par une
similitude dans nos
démarches respectives.
Nous travaillons sur des
objets séparés, bien que
non étanches toutefois,
dans des disciplines de
référence plus ou moins
éloignées et nous sommes
les uns et les autres
pourtant confrontés aux
mêmes oublis
stupéfiants. Oubli des
archives sonores des
représentations
théâtrales dans la
théâtrologie
contemporaine de votre
côté. Oubli des
registres de l’oralité
et bien plus encore de
la vocalité dans
l’échange interhumain,
dans la prise de parole
publique, groupale ou de
simple interface du côté
de la sociologie, voire
des sciences sociales.
Certes on va
bien trouver des
éclairages de type
anthropo-sociologique
sur cette « hégémonie de
l’œil » rattachée au
double processus de la
prévalence de l’écrit et
du recul des besoins de
coprésence, de face à
face dans le jeu social
des alliances, des
apprentissages, des
promesses, des serments,
des codes de l’honneur
et de la confiance.
C’est Michel de Certeau
˗ esprit libre parmi les
sociologues ˗ qui va
faire ce parallèle entre
suprématie du
scripturaire et
effacement du poids
social des présences
charnelles incluses dans
l’oralité. Il est bien
sûr d’autres éclairages.
Mais je n’ai pas tâche
d’inventaire. Je veux
seulement insister sur
un paradoxe superbe et
persistant !
Car
le plus sidérant de cet
oubli ne réside-t-il pas
dans le fait que
travaillant souvent sur
des corpus d’entretiens
enregistrés in situ, les
sociologues fassent
l’impasse totale sur
l’ensemble de la facture
sonore du document
recueilli : enveloppe
audible de l’espace
d’enregistrement avec
bruits de fonds, écho
éventuel des personnes
et groupes environnant,
traversée d’éclats
périphériques etc … sans
parler bien évidement du
matériau sonore
essentiel, celui des
paroles livrées.
Et continuant le
parallèle je dirai pour
la théâtrologie :
fascination de la vision
et dominance du texte
vocalisé. Pour la
sociologie : opération
d’effacement de
l’oralité du dire,
parole réduite à un
simili-texte par le
passage à la
retranscription. Et ce
refoulement de l’oralité
semble si bien ancré que
même ceux qui se
réclament d’une
sociologie narrative,
vantant donc ˗ reprenons
leurs mots ˗ « les
vertus sociologiques de
la narration, en tant
que forme d'expression
et expression des formes
émergentes de la vie
sociale[4] »
ne songent jamais à
entendre ces récits.
Comme s’il n’y avait de
paix de la connaissance
que dans le dépôt de
cette parole sans voix
enfin donner à lire. De
même l’ethnographie ne
s’est jamais imaginée
dans une ouverture vers
une ethno-phonie[5].
Dans chacune de
nos disciplines il ne
s’agit donc pas d’une
même opération
d’élimination du sonore,
mais la source et
l’intensité de ce
silence sont parentes :
répercussion insistante
dans la connaissance
passée, présente de
hiérarchies de longue
durée faisant des
compétences et des arts
de la perception
visuelle relayés par les
sciences et techniques
de l’optique, le sens le
plus analytique, le plus
proche du concept.
Nous nous mouvons
dans une intellectualité
de géomètre plus ou
moins taraudé par un
imaginaire de
« voyant ». Pourtant l’Anthropos
de l’oralité ne manquait
pas d’atout dans notre
tradition occidentale.
Au commencement était le
Verbe selon la Genèse ;
au cœur du
logos se loge la
maïeutique du dialogue
socratique que précède
l’épopée homérique et
plus archaïque encore le
chant d’Orphée. Mais
cela n’a pas suffi,
semble –t-il, à nous
maintenir dans une
intellectualité plus
audio-centrée, dans un
imaginaire de
" résonnant "[6],
à contenir la force de
la pulsion scopique …
diraient certains
psychanalystes !
Mais je parlais de ce
moment d’ébranlement
d’une recherche et pour
ma part ce qui me mit en
marche, ce ne fut pas de
prime abord, les
chansons, mais un
trouble devant cette
perte de tout ce que le
document social donnait
à entendre. Et je fus si
sensible à ce silence-
là des sociologues que
disposant d’un nombre
important d’entretiens
issus de mes enquêtes en
milieu usinier sur les
métiers ouvriers de la
métallurgie, en milieu
populaire sur les
manières d’embellir,
d’aménager, de décorer
l’habitat ˗ façon
indirecte d’aborder la
vie privée, ses passages
et ses trames
biographiques ˗ que
j’envisageais en toute
imprudence et solitude
dans une investigation
sur la voix parlée,
ayant pour ambition de
cerner, d’écrire en
gamme comparée (d’âge,
de sexe, d’origine
géographique, de
formation, de situation
d’interlocution) des
portraits sociaux de la
parole et de la voix.
L’entretien sociologique
ne fournit pas à la
façon de l’écoute
psychanalytique une
situation de voix comme
la nomme Jacques Nassif,
mais l’écoute différée
de la parole enregistrée
place dans une
circonstance homologue.
J’ai donc beaucoup
cherché, erré du côté
des linguistes, de
l’intonologie, de leurs
travaux sur les accents
des français. Puis je
suis allée du côté de la
littérature, de la
littérature comparée où
il est bien question
parfois de la voix d’un
texte … et j’ai bien
produit un texte, deux
textes mais trop lestés
de précautions
épistémologiques, trop
théoriques, ce n’était
pas des portraits de
voix !
Sans doute me
suis-je sentie trop
isolée face à la tâche ;
il fallait une équipe,
une division du travail
avec articulation de
savoirs. Ou bien j’ai
tout simplement manqué
de confiance en moi !
D’autant que je me suis
rapidement aperçue que
pour aller au plus
singulier de ces
portraits, il me fallait
davantage de récits
autobiographiques. Car
c’était dans ce temps du
récit intime que la voix
parfois se livrait
soudain dépouillée de
beaucoup de masques.
Et
voilà que me vinrent me
tarabuster deux
souvenirs. Cette
anecdote sans cesse
reprise en anthropologie[7]
d’un des membres de
l’ethnie Azandé de la
société soudanaise
déclarant à son
interlocuteur
qui souhaitait
l’enregistrer « je veux
bien te donner ma parole
mais je ne veux pas que
tu prennes ma voix » ;
et ce passage où Michel
de Certeau[8]
précise que les paroles
dans l’enquête
ethnologique sont de
l’ordre de l’émotion la
plus vive, la plus
tenace
mais qu’elles
sont de l’autre ce qui
n’est pas récupérable
˗ un acte périssable
que l’écriture ne peut
pas rapporter. Les
hommes qu’il essaie de
rendre présents à ses
lecteurs lui sont
absents quand il écrit,
et leurs voix autrefois
entendues sont devenues
des voix intérieures non
restituables pour une
science historique.
Alors injonction
épistémologique ambiante
ou impératif moral
confus ˗ le besoin de
collecte de narrations
biographiques à visée de
prise de voix n’avait
fait qu’accroître le
malaise ˗ je ne saurai
dire qui de l’un ou de
l’autre triompha, mais
je délaissai alors mon
projet sur ces documents
˗ en cours de
constitution ˗ de la
voix parlée. Mais
pouvais-je pour autant
me résoudre au deuil de
la voix ? Finalement
non.
Écouter la chanson
C’est donc sur ces
perplexités touchant au
lien entre pensée et
voix, entre texte et
voix, puis sur l’abandon
provisoire de ces
portraits vocaux
d’enquête que vint en un
tout premier temps se
greffer mon désir
d’étudier la chanson
pour laquelle
j’éprouvais aussi une
sympathie personnelle
depuis toujours, depuis
l’enfance, comme tout le
monde ai-je envie
d’ajouter, mais je ne
sais si c’est toujours
vrai aujourd’hui !
Bien sûr « la
chanson » m’ôtait tout
scrupule quant à la
saisie du geste vocal
puisque ce dernier
semblait être la
caractéristique
essentielle de cet objet
verbal et musical, même
si la forme en variant
selon le temps, selon
les racines culturelles
d’émission et de
réception dont il
dépendait. Pourtant je
constatai vite que ce
nouvel objet « chanson »
sur lequel j’entendais
transposer pour partie
ce que j’avais engrangé
çà et là à travers les
diverses approches sur
la vocalité, n’était pas
lui-même non plus à
l‘abri de l’implacable
arraisonnement au deuil
d’Orphée.
Aesthesis
familière contre analyse
formelle
Comme
pour la voix parlée,
malgré le rôle immense
des chansons dans la
mémoire des faits
divers, dans la
circulation des
nouvelles, dans
l’imaginaire épique d’un
pays, d’une nation, dans
la captation lyrique du
quotidien, la sociologie
à nouveau manquait à
l’appel. Á partir des
années 80 toute une
génération de jeunes
sociologues s’engage
dans des travaux sur les
groupes musicaux de
rock, puis de rap mais
tous évitent la chanson
française ou francophone
qui ne les identifie
plus dans leur groupe de
pairs. Ces appellations
sont l’objet de débats,
souvent idéologiques,
que provisoirement nous
éviterons.
Ce
furent alors des travaux
d’ethnomusicologie et de
musicothérapie qui
balisèrent, de façon
toutefois très
indirecte, ma
réorientation
thématique.
En
effet ce qui se
dégageait de
l’ethnomusicologie ou de
la musicologie d’abord
c’est que l’une et
l’autre (soit par seule
prise en compte de la
partition, soit par
travail sur l’alliance
texte et musique) ne se
penchaient que sur des
énoncés, des formes
retranscrites coupées de
la situation de
communication, autrement
dit sur des traces
immobilisées sans corps
ni voix.
Les
succès d’une sémiologie
générale[9] fortement
présente dès les années
soixante influençaient
cette lecture
musico-linguistique
s’efforçant à concevoir
la chanson (ou le chant)
comme l’articulation
entre deux systèmes
sémiotiques comparables
(sonores et
séquentielles) : l’un
marqué par l’unité
minimale du phonème et
les segmentations
phonologiques, l’autre
par l’unité solfègique
et les organisations
harmoniques ; la
prosodie du mètre
poétique imposant
toujours sa loi dans la
mélodie française[10] aux
arrangements du rythme
musical. Bruno Nettl[11] ira
même jusqu’à considérer
tout le langage musical
comme un phénomène
phonétique superposable
à la morphologie
syntagmatique, lexicale,
syntaxique de la langue.
Le modèle d’analyse
structurale de la langue
régnait alors sur toutes
les interprétations en
sciences humaines.
Toutefois ce chef
d’œuvre de réduction
analytique de l’acte
langagier mettait ipso
facto la chanson hors
énonciation, hors
écoute. Car écouter une
chanson ce n’était
saisir de façon plus ou
disjointes deux
registres de langages et
de sons, c’était
ressentir une vibration
de significations
immédiatement
confusément mêlées.
Fallait-il pour
retrouver la chanson se
rapprocher de l’écoute
familière ? Se détacher
de toutes ses analyses
formelles si éloignées
de l’expérience
esthétique commune ?
Curieuse modalité de la
rupture
épistémologique : pour
réentendre la voix - la
chanson vivante,
éphémère, incarnée- il
fallait m’accorder à la
perception ordinaire,
faire confiance au sens
partagé de cette
musique-verbe-voix
indissociable. Car ce
n’était que de cette
rive de la chanson à
l’état vif que l’on
pouvait commencer à
ouïr, écouter,
« entrevoir » la voix,
préambule nécessaire si
ce n’est suffisant à sa
compréhension, à sa
pensée.
Avènement de la
centralité vocale
Entendre la chanson,
entendre un répertoire,
un(e) interprète :
est-ce aussi simple
qu’une première
impression le laisse
supposer ? Non, parce
qu’entendre en
compréhension est une
sorte d’opération de
reconstitution. On va
tendre autant que faire
se peut à se situer dans
l’esprit du moment qui
façonna pratique, rôle,
style de ce chant. On va
tendre à s’entourer
d’indices d’ambiances
touchant aux résonnances
affectuelles, sociétales
de cet objet sonore,
poétique dans ses
performances publiques
et autres modalités
d’existence.
La matrice de la
chanson, c’est chronos[12].
Elle est flux, tempo,
air du temps[13],
qui crée, qui tue d’où
la difficulté à fixer
notre écoute, à
délimiter la texture de
son audition car nous
ignorons l’âge de nos
oreilles dont les
souvenirs, les
représentations
musicales se sont
engrangés bien notre
naissance et remontent
par transmission tant
maternelle,
grand-maternelle que
patrimoniale très loin
le cours du fleuve.
Toutefois qu’avons- nous
vraiment sauvegardé de
ce voyage sur la longue
durée ?
Des tonalités de
rage, de plainte, de
gaité, des bercements de
vagues, de pluie. Rien
dans la chanson n’est
anhistorique et
paradoxalement on la dit
parfois intemporelle. Ce
qui est vrai également.
Ne sommes-nous pas
capables d’accueillir
enchantés, ballades,
rondes, ritournelles du
XVIème siècle
voire chants des
trouvères et
troubadours ?
Et si rien n’est
anhistorique dans la
chanson, ce lien chanson
et singularité d’une
voix qui semble
actuellement évident
requiert lui aussi
quantité de
métamorphoses dans la
production et l’écoute
de cette expression
esthétique. Certes cette
question du corps vocal
(justesse, débit, force)
est inhérente à toute
participation à l’acte
de chanter en solo ou en
chœur. On retrouve dans
les collectes des
folkloristes du dernier
tiers du XIXème
siècle des
annotations à propos des
voix requises pour telle
ou telle chanson[14].
Mais autre chose est de
lier empreinte d’une
voix et esthétique d’un
chant, signature vocale
et titre de chanson,
irréversiblement scellés
en un commun objet de
mémoire.
Ce sera le cas pour Piaf
et toutes ses
chansons-phares et ce
quelle que soit la
multiplicité des
reprises. Grace Jones
peut bien
réinterpréter La vie en
rose, Louis Armstrong
put bien réinventer via
son swing cet air et ces
paroles désormais
mondialement connus, La
vie en rose c’est
toujours Piaf. Même
chose Billie Holiday
dans Strange fruit, pour
Montand dans Les
feuilles mortes etc.…
Or ce déplacement de
l’horizon d’écoute et de
sensibilité à
l’expressivité, à
l’esthétique vocale
suppose :
1. L’émergence de la
singularité mélodique.
De la fin de la
Renaissance jusqu’au
milieu du XIXème siècle
prévalent les timbres ou
fredons, c’est à dire
l’interchangeabilité des
paroles sur des airs
connus limités[15].
Du sein des caveaux
(Béranger) cette
mutation artistique de
la chanson se fait jour.
A une chanson
correspondra une
mélodie. Et la SACEM en
1851 enregistrera ce
nouveau droit d’auteur.
2. L’émergence – sous le
modèle de la
dramaturgie- d’un
travail du phrasé
interprétatif. Ce que
nous avons souligné
d’entrée avec Yvette
Guilbert qui ajoute même
aux recommandations de
la stylisation vocale,
les exigences de la
stylisation visuelle de
la prestation chantée.
Toutefois pour Yvette
Guilbert qui place l’art
de chanter sous l’égide
de l’art théâtral, il ne
s’agit pas de se
maintenir de la registre
le plus authentique de
sa voix, mais au
contraire comme le
comédien de mimer au
plus vraisemblable tous
les personnages du récit
des chansons. Dans son
traité la persona
scénique du
chanteur-interprète n’a
aucun lien avec la
personne qui chante. Ou
du moins c’est le
détachement du jeu qui
est mis en valeur, c’est
la mise en tournure
spectaculaire qui est
l’objet de sa quête. Si
elle met conçoit bien
l’art interprétatif dans
toute sa dimension
plastique, si elle est
bien la porte-parole de
ce « voir chanter », ce
n’est pas elle qui
inaugure l’ère du
rapprochement entre
personnages et personne
dans l’univers de la
chanson. Or ceci est
décisif pour la
focalisation sur la voix
dans ce tout organique
du
texte-musique-interprétation
qu’est la chanson.
3. L’émergence du
sujet dans la voix des
chansons qui va devenir
la force d’une émotion
lyrique propre marquant
pour longtemps et
pourtant sur une période
finalement assez brève
(si on la considère dans
son apogée) cette forme
du dire en chantant. Ce
passage à
l’individuation, à la
révélation explicite
d’un Soi dans l’œuvre
constitue un tournant
dans toute pratique
artistique (surgissement
de l’autoportrait dans
la tradition picturale
occidentale[16], déploiement du sujet-voix dès le début du XVIIème avec l’opéra de
Monteverdi)[17].
Dans la chanson cette
odyssée du sujet dans la
voix qui provoque ce
climat d’empathie des
passions, ce mouvement
de possible
identification entre
artiste et
auditeur-spectateurs,
s’élabore dans la durée.
Elle ne requiert pas
seulement le support
socio-esthétique de
l’interprète (caf’conc’,
SACEM, théâtralisation
de la performance) mais
se greffe également sur
d’autres logiques plus
sociétales. C’est au
moment où les termes de
chansons réalistes,
chansons sociales,
chansons vécues
apparaissent dans les
étiquetages des petits
formats (c’est-à-dire
dans le premier tiers du
XXème siècle) que la
chanson amorce cette
métamorphose
émotionnelle. En effet
art populaire, la
chanson peupler l’âme
collective demande :
a) L’apparition à la fin
du XIXème du peuple
comme sujet historique
réel et héroïsé par
alliance du politique et
du romantique ;
b) L’invention d’une
intimité du tragique
social pour qui garde la
mémoire de la Commune,
pour qui a pu connaître
la première guerre
mondiale, et/ou se
retrouver dans la
période de
l’entre-deux-guerres ;
c) Des trajets
d’artistes-prolétaires,
susceptibles de porter
en chansons un tel écho
du monde, un tel dire
chanté du monde sur
paroles d’hommes et voix
de femmes. Certains
artistes masculins vont
en effet mettre en mots
ce registre et
rencontrer un court
succès de cabaret. On
pense en particulier à
Gaston Couté. Mais ce
sont des artiste
féminines qui vont plus
tard, avec des mots
d’emprunts, sur de plus
vastes scènes, faire
résonner cette épreuve
existentielle de
l’inexorable, dans leur
voix. On pense à Fréhel,
voix de la mélancolie
sans retour, à Damia,
voix de la stylisation
narrative et scénique du
mal être, à Piaf, voix
chamanique, mystique de
l’amour toujours déjà
perdu.
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Avant on écoutait les
chansons, avec elles les
chansons feront pleurer,
déclare Aznavour à
propos de cette nouvelle
expérience communielle.
Ce n’est qu’un
témoignage[18]
mais c’est aussi un
indice fort dans la
mutation des façons
d’écouter la chanson, à
travers un pathétique du
dire et de la vocalité
entrelacées. Cette
chanson de la centralité
de la voix expressive et
personnalisée met
également un point
d’orgue au processus
d’apparition de la
chanson comme œuvre
originale.
La question de «
l’original » est
toujours épineuse en
matière d’art. La
reconnaissance de la
signature de la
composition (paroles et
musique) était chose
faite, restait à
discriminer
l’originalité de l’œuvre
vocale. Ce qui se
réalisera via ces
femmes-sujets de voix,
surpassant la simple
appellation de
« chanteuses ». On sait
que Barbara affirmait
n’être pas une chanteuse
mais une femme qui
chante. Ses
devancières s’appelaient
Berthe, Billie,
Marguerite,
Louise-Marie, Yvonne,
Edith[19].
Écrire une voix
Une fois posée cette
centralité historique de
la voix dans la chanson,
la question de son
écriture, de son mode
d’exposition dans le
texte reste entière. De
plus, définir un pôle
d’attention sur la
vocalité ne donne pas
ipso facto les clefs de son écoute la plus pertinente sur le plan
heuristique. En ce qui
concerne Piaf ˗ puisque
c’est avec elle que j’ai
tenté l’aventure˗ le
principal obstacle c’est
peut-être l’extrême
familiarité où nous
sommes quant à la
reconnaissance immédiate
de ce grain, de ces airs
bien connus avec
souvenir même de
quelques paroles de ces
refrains. En effet c’est
tout l’intérêt
sociologique d’une telle
figure populaire qui
traverse tout le siècle,
mais pour qui il est
impossible d’avancer
dans l’étonnement d’une
première écoute.
On l’entend sur fond
d’imaginaire saturé
d’habitudes, de récits,
de fables préexistantes.
Ce qui est vrai de toute
écoute peut-être l’est
de façon
particulièrement
frappante dans son cas.
Même si j’ai cherché ˗
par ruses méthodiques ˗
à réinventer une écoute
partiellement dépouillée
d’un préconçu. Et même
si j’oserai dire qu’elle
m’a beaucoup aidée par
un renouvellement subit
de l’émotion à
l’entendre[20],
par les synergies
provoquées par son
écoute partagée[21].
Ce tendrait à suggérer à
son propos l’idée d’une
confrontation permanente
entre voix toujours déjà
connue et voix toujours
inouïe et à proposer
l’apostrophe du poète :
Pour la première
fois ta bouche Pour
la première fois ta voix
D’une aile à la cime
des bois L’arbre
frémit jusqu’à la souche
C’est toujours la
première fois Quand
ta robe en passant me
touche
Qu’est-ce qu’écrire une
voix ? Comment écrire
une voix ?
Entre graphein, ce geste
d’inscription peinte,
gravée, tatouée et le
geste vocal fluide dans
le vague de l’air,
l’incompatibilité semble
à son comble. Cette
incompatibilité nous en
avons plusieurs indices.
Toutes les disciplines
peu nombreuses qui
tendent à retranscrire
les voix les soumettent
à la raison et à la
représentation
graphiques, les
fragmentent en unités
d’accentuations
phonétiques, les
réduisent à
l’abstraction de la
mesure, de l’équation, à
l’épure du tableau
bidimensionnel, aux
données du sonagramme
figurant la vibration du
son fondamental et des
harmoniques. Tout se
passe comme si aussitôt
captée, la voix devait
s’effacer. Si la
panoplie des graphes est
infidèle à la voix, dans
l’impossibilité d’en
donner les rumeurs
expressives de toute
façon, que peut le texte
littéraire ?
Elle est bien sûr
confrontée à
l’encerclement des
métaphores visuelles
puisque nombre de nos
notions et concepts sont
rattachés au
corps-regard comme le
signalions précédemment.
Pour la voix, on parle
fréquemment de couleur,
de paysage, d’ornements,
de profondeur, de
hauteur, d’ambitus (lat.
pourtour), de strates :
images de peintre,
d’architecte, de
géographe. Mais on parle
aussi de rythme, de
tessiture, de timbre, de
grain, d’âpreté, de
légèreté, de souffle, de
murmure, de voix d’or et
de velours : images
parfois plus sonores et
mêlant surtout
perceptions auditives et
tactiles. Au final les
métaphores les plus
usuelles de la voix nous
renvoie à un registre
kinesthésique engageant
sensations croisées de
l’œil, de l’ouïe, de la
peau. C’est sans doute
une chance qui s’offre
pour accéder au verbe de
la voix, même si elle
reste bien cette part de
l’autre qui échappe à
toute saisie tout comme
son visage échappe à
tout instantané
photographique malgré
l’illusion de la
capture.
L’Auralité
d’une signifiance
|
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On sait que Piaf a
suscité de nombreuses
publications, surtout
des biographies, comme
si écrire sur elle,
c’était nécessairement
décrire son parcours qui
se prête si bien, il est
vrai, à la structure
narrative : l’enfance
vagabonde, les amours
multiples, les
accidents, l’ascension,
la chute, la vie hors
norme en tout domaine et
le romanesque qu’elle
sut elle-même y ajouter
grâce à deux mythèmes
très forts : le miracle
et l’abandon originels.
Mettre son chant
au cœur du texte était
un tout autre projet.
Toutefois si j’ai
intitulé ce passage
« Ecrire une voix » et
non pas « Ecrire la
voix », c’est qu’à
chaque fois l’épreuve
est singulière ; je vais
m’attacher à relever ce
qui dans la voix de Piaf
m’a aidé à la mener vers
l’inscription textuelle.
La première chose qui
s’impose en l’écoutant
c’est sa conviction
vocale, terme qui relève
plutôt de l’art
oratoire. Et cela n’est
pas innocent car il me
semble que si l’on va
toujours parler de Piaf
comme ‘The Voice’ de son
époque et même au-delà,
précisément elle ne
l’est pas ! au sens où
auralité (d’Auris,
l’oreille) et oralité
(langage audible) ne
sont pas dissociables
dans son cas. La rage de
chanter de Piaf, c’est
la rage de porter haut
aussi bien des paroles,
des récits que des
mélodies. Elle est femme
d’un répertoire dont
elle gardera malgré les
mutations qui
s’imposèrent, les
tonalités fondamentales
de plaisir et douleur
tout au long de sa
carrière. Un répertoire
qui s’inscrit dans un
tournant culturel des
voix populaires : la
venue à maturité d’un
besoin de signifier
l’être intime, trop
humain, toujours
nostalgique, toujours
tragique. Et l’on
retrouve l’idée
qu’étudier la chanson,
c’est l’étudier en
situation spécifique
d’échange. La mobilité
des situations modulant
la variabilité de ses
fonctions sociales et
subjectives.
Je
fais l’hypothèse que
c’est sur ce refoulement
de la parole de l’intime
tourment (fureur d’aimer
ou ruines du cœur), sur
ce manque, ce désir de
toucher l’ineffable et
transgressant le silence
affectif, point
d’honneur de l’ethos des
familles ouvrières et
populaires que ces
chansons vont pouvoir
finalement passer la
rampe. Car si chanter
c’est « dire sans dire »
on pourra alors à
travers elles enfin
entendre aussi bien les
ivresses, les tortures
d’Eros, que les frissons
de la solitude, de
l’absence que les
clameurs vives, les
clameurs sourdes du
corps dansant sur le fil
du temps. Cette vacance
de la parole, division
des rôles faisant loi,
c’est la voix des femmes
qui la troue, la porte
et la transcende à la
fois.
On constate donc que Piaf est bien dans
cette filiation d’un
dire spécifique de la
voix[22] prenant
en charge l’indicible
des spectateurs et
auditeurs. Elle-même
témoignera de
l’épuisement où la tient
cet accueil des espoirs,
des chagrins diffus de
la salle. Tout artiste
qui s’expose est
sacrificiel, Piaf le
sera à l’extrême. Il y a
peu de documents ˗
quelques mots, quelques
photos seulement ˗ sur
son état de dévastation
après un tour de chant
bien avant la
dégradation de sa santé
et sa
« tournée-suicide » pour
reprendre le terme
journalistique. Une
lettre de Jean Cocteau
le dit avec élégance : «
Ils sont innombrables
ceux que tu soignes en
ne te soignant pas »
pour lui souhaiter une
bonne année 1963[23].
S’il s’agit d’écouter une
signifiance[24], on comprend que cela soit éventuellement plus
aisé à mettre en texte.
Pourtant l’intérêt
croissant des collègues
de Lettres pour la
chanson ne les a pas
conduit sur le chemin de
Piaf, mais vers Trenet,
Brassens, Brel, Ferré
plus rarement Barbara,
plus récemment Allain
Leprest, Juliette
Noureddine ˗ on pourrait
ajouter Vincent Delerme,
Dominique A., autrement
dit vers des auteurs
compositeurs interprètes
˗ autre caractéristique
de la chanson française
˗ dont les textes ont
déjà quelque connivence
avec métaphores,
stylistiques,
versification et tropes
de la littérature.
Brassens est sans doute
de ce point de
vue l’exemple le plus
frappant et le plus
choyé.
Á double
entente
J’évoquais des ruses
méthodiques pour
désapprendre la
familiarité de la voix
de Piaf. En fait je ne
les jamais pensé come
des « ruses » et j’ai
d’ailleurs du mal a
postériori à faire le
chemin inverse de la
façon dont j’ai procédé.
En fait j’ai avancé à
l’intuition et au fur et
à mesure des obstacles,
je me suis demandé
comment les contourner
ou comment y faire face.
Je peux tout de même
dire que je n’ai pas
commencé par écouter
systématiquement Piaf.
Au contraire, étant dans
une perspective
d’analyse comparée des
voix de femmes de cette
époque (20-60), j’ai
donc essayé d’écouter un
maximum de chansons de
ce temps-là, des voix
d’hommes également, des
sélections par
interprètes, par années
aussi pour ce qui est
des grandes scansions de
l’entre-deux guerres. Et
cela pour resituer ma
propre étude dans le
panorama plus vaste des
chansons produites,
évitant ainsi peut-être
de m’illusionner sur la
portée de ma propre
focalisation. Mais aussi
pour mettre les chansons
dans un environnement de
faits d’une autre
nature. Cette écoute
élargie m’a d’ailleurs
réappris l’importance de
l’histoire quelque fois
à une année près, pour
le corpus des chansons
de l’Occupation par
exemple, période où le
swing gagne toute la
chanson d’ailleurs. Piaf
elle-même.
Cette
écoute gardait
l’avantage de l’écart à
la diction, au phrasé, à
la décentration vocale
des chansons
d’aujourd’hui. Même
familières ces voix
gardaient une part
d’étrangeté favorable à
la sensibilité étonnée
de l’oreille. Je n’étais
certes pas dans la
situation de
l’anthropologue qui ne
s’occupe que des voix
lointaines, celles des
rituels de la transe,
celles des esprits …
restait tout de même une
sorte d’éloignement par
rapport aux contours
musicaux et à ce que les
chansons du moment
donnent à voir (les
clips par exemple) ou/
et à entendre (idéal de
la non-voix,
complexification des
mixages, impérialisme du
rythme, brouillage de la
diction).
Je
trouvais un écart
« naturel » que j’allais
chercher plus ou moins
consciemment à accentuer
lorsque je me centrais
sur Piaf. Pour ce faire
je me concentrais sur la
mutation de sa voix
(voix des premiers
enregistrements (1935),
pleine de connivence
avec son interlocuteur,
une voix à la Fréhel et
voix au positionnement
spécifique très vite
acquis dès 1936 ; Le
passage de Mon Apéro par
exemple aux chansons
d’Asso Mon légionnaire
(1937) est saisissant
pour la métamorphose
accomplie. Je me
concentrais sur une
pluralité
d’enregistrements pour
une même chanson.
L’occasion du
quarantième anniversaire
de sa mort offrit une
édition remarquable sur
ce plan.
Toutes
les inflexions,
décalages dans l’écoute
ont quelque peu délié
mon audition ; ils ont
également apprivoisé ma
crainte de mettre des
mots sur ces voix.
D’autre part la voix de
Piaf se prête
partiellement à l’écrit
dans la mesure où elle
traversée d’événements
permettant de
l’approcher par tissage
historiographique :
- Elle est voix de
rue parmi d’autres.
- Elle est passage
du phénomène vocal à
l’élaboration de
l’interprète.
-
Elle est genèse de la
vedette de l’ABC au
succès new-yorkais.
- Elle transporte
les extases et
déchirures de sa
trajectoire dans son
chant. Car s’il ne
s’agit pas de rechercher
un lien direct entre son
existence et ses
chansons qui n’en
seraient que le miroir,
le lien chez elle entre
voix et vie, entre
chants et moments
biographiques marquants
est toutefois fondateur
de son art. Je pense en
particulier à sa
croyance religieuse qui
est fortement présente
dans sa passion vocale
et dans sa figure
iconique qui relève
autant de Cosette que de
Marie Madeleine et du
Christ à la fois.
- Elle se situe
aussi comme je l’ai
développé à des
tournants décisifs dans
l’histoire de la chanson
française et notamment
dans un tournant sur
lequel je n’ai pas
encore insisté : celui
de la chanson médiate.
Fréhel, Marie Dubas
tenaient leur public en
émoi dans le face à face
de la prestation. Damia
invente outre la robe
noire et le halo de
lumière ˗ qui la dessine
en un écrin ˗ cette
mobilisation faciale de
la moindre nuance de
l’énoncé. Toutes ont un
ardent besoin de cette
coprésence pour
communiquer. Damia
notamment nous entraîne
dans une nouvelle étape
touchant à l’espace
visuel de la chanson ;
elle en accélère la
pertinence. Mais les
unes et les autres sont
à âges différents,
contemporaines des
progrès de
l’enregistrement
discographique et
radiophonique
susceptibles d’accroître
en extension du moins la
portée des
chansons... Or Dubas,
Fréhel, Damia, Yvonne
Georg etc ... ne seront
pas à l’aise dans
l’exercice. Piaf est la
première de cette veine
d’interprète à faire
passer autant de nuances
et de pathétique dans sa
voix dans la situation
hors public que dans la
situation de scène.
Celle qui portera à son
acmé le soin du geste,
le soin de la traduction
scénique de son chant
(Fréhel n’est pas du
tout dans cette logique)
est aussi celle qui sans
l’aide du voir de la
voix parviendra à
imposer l’intensité
d’une présence.
- Elle est aussi le
passage de l’icône
vivante à l’icône
patrimoniale, devenue
pour toute chanteuse
jugée sur son grain et
timbre, la voix
référentielle. Malgré
les affirmations de
Belleret, ceci est très
vérifiable.
Mais
elle n’est pas seulement
historiographique, elle
est aussi inspiratrice ;
son « charme » n’a pas
seulement des
antériorités qui
permettent le restituer
dans le cadre du
possible, il a également
des prolongements dans
des arts contemporains
hors domaine de la
chanson (scènes
théâtrales, œuvres
plasticiennes)[25]. A double entente ai-je titré parce que si
tous les aspects et
embrasements de son
grain de voix restent à
l’enregistrement audio,
conférant à la chanson
médiate la même
puissance communielle,
les documents
audio-visuels nous
donnent aussi beaucoup à
lire sur le langage
scénique de l’artiste.
Pendant longtemps je
n’avais même pas songé à
analyser la gestuelle de
Piaf, regardant presque
distraitement ces
enregistrements filmés.
Puis prenant
conscience progressive
de la place de cet
écouter-voir (premier
choc avec Damia,
dans les Naufragés[26]), de ce théâtre de la voix dans la chanson,
prenant aussi conscience
de la force de ce
paralangage de
l’incantation se
réverbérant sur le
visage, dans le
mouvement des mains,
dans les postures
d’adresse à
l’interlocuteur chez
Piaf, j’ai décidé de
considérer ces documents
audio-visuels comme
corpus et objets de
travail. Cette mystique
incarnée du chant, il
fallait l’écouter, il
fallait la voir. Et en
découpant, regroupant
les séquences gestuelles
(travail de
bénédictin !) c’est
aussi à une autre écoute
de ses chansons que je
me livrais. Bref ainsi
s’improvisait au fur et
à mesure des
problématiques
développées, de la
découverte de mise en
rapport inattendues, une
méthode de va et vient
entre l’audible et le
lisible.
Et bien
sûr ce travail sur le
lisible de la traduction
scénique a conforté mon
audace à fixer en un
texte la chanson de
cette passionaria de
l’interprétation. La
voix est aussi un geste
spécifique parmi les
gestes, il occupe un
autre espace acoustique,
invisible mais sa
corporéité le renvoie au
regard ; ainsi il entre
plus aisément dans la
raison graphique.
Dans le
grenier de mon âme
Stéphane Hirschi
parle de la chanson à
visée esthétique, celle
qui naît quand la
chanson naît comme art
autonomisé, comme art du
temps compté, comme
structure d’agonie et en
tant que telle comme
expérience métaphysique.
Le chant de Piaf (et de
ses devancières aussi)
étonne encore car il
garde un sens oublié du
tragique ; de plus il en
contient l’empreinte
audible (R roulé, traces
de gorge, irrégularités
du glissando, aspérité
des attaques, failles,
primauté du registre sur
l’ambitus : ensemble de
« punctum » à l’inverse
de tous les lissages des
performances en vogue).
Par ces indices
corporels d’une mise à
nu de l’essentiel, le
chant de Piaf donne à
entendre et à voir
l’être-pour la mort dont
parle Heidegger. Art
brut car viscéral, art
travaillé par
acculturation
incessante, la chanson
de Piaf est un art
ontologique ce qui la
rend propice à une mise
en écriture.
|
|
__________________________________________________________________ |
NOTES
[1]-
Texte intégral de la
communication réalisée à
l’INHA, salle Vasari,
Juillet 2015.
[2]Stéphane
Hirschi, Chanson, l’art
de fixer l’air du temps,
Les belles Lettres,
Presses universitaires
de Valenciennes, 2008.
[3] Comme
lorsqu’il s’agit du
dit Art brut, plus
récemment nommé Art
médiumnique (Laurent
Danchin)
[4] Appel
à contribution de Juin
2015
[5] A
l’exception d’un de mes
doctorants qui se
hasarda une fois à
lancer son groupe
d’étudiants dans une
observation « les yeux
fermés ». Il ne put pas
réitérer l’exercice.
[6] Autrement
dit plus attentif au
tact, au toucher des
résonnances.
[7]Evans
Pritchard, Sorcelleries,
oracles chez les Azandé
(société Zandé du Soudan
méridional, thèse en
1937)
[8]Michel
de Certeau, L’écriture
de l’histoire,
Gallimard, 1975
[9] Roman
Jakobson, Six leçons sur
le son et le sens,
Minuit 1976 ; Célestin
Deliège sur la
conjonction
Debussy-Baudelaire
dans Invention musicale
et idéologies, Bourgois,
1986 ;
[10] De
nombreuses définitions
de la chanson française
(non identifiée à un
folklore local et une
langue dialectale) vont
la caractériser par son
lien aux formes
classiques de la mélodie
française. Jeff Cohen
dans un entretien in
revue BNF 16, 2004parle
de la chanson française
comme forme musicale
irréductible
musicalement liée au
sérieux du modèle
classique et dont la
ligne d’ensemble est
toujours subordonnée à
l’intelligibilité du
texte. Ce trait confère
à la mélodie une allure
rectiligne et à la
structure harmonique, un
aspect minimaliste si
l’on s’en tient aux
seules caractéristiques
musicologiques. Il prend
pour exemple de grandes
chansons : Avec le
temps de Ferré et Ne me
quitte pas de Brel.
[11] Bruno
Nettl, « De quelques
méthodes linguistiques
appliquées à l’analyse
musicale » in Musique en
jeu, n°17, 1971
[12] Même
si la chanson célébra si
bien les territoires,
les villes, les contours
et décors d’un lieu :
Paris, Toulouse, Nantes,
La Loire, La Seine, Les
Marquises etc …
[13] Stéphane
Hirschi parle d’un art
de l’air du temps.
[14] Cela
se présente comme un
classement de registre
souhaité pour l’air
désigné (voix grave,
voix haute, aigue, voix
d’homme/de femme) au
regard des indications
retrouvées dans les
travaux des érudits
locaux sur les chants de
métiers de bords de
fleuves et de rives
portuaires.
[15] Limité
mais toutefois nombreux.
On recense 2000 timbres
au XIXème.
[[16] Dès
le milieu du XVème et
maintien jusquà nos
jours, malgré le poids
de l’art conceptuel et
de l’idéologie active de
la défiguration.
[17] Tzvetan
Todorov, Éloge de
l’individu, Essai sur la
peinture flamande de la
Renaissance, Paris, Adam
Biro, 2001 ; Bernard
Foccroulle, Roland
Legros, Tzvetan Todorov,
La naissance de
l’individu dans l’art,
Paris, Grasset, 2005.
[18] « J’avais 9 ans,
quand elle
disparaissait. Et
pourtant, j'ai toujours
les larmes aux yeux,
quand j'écoute ses
succès si vrais, allant
jusqu'au plus profond de
moi », déclare Béatrice
K. interviewée lors du
cinquantenaire de sa
mort (source Le figaro
Piaf- Cocteau)
[19] Berthe
Sylva, Marguerite
Boulc’h, Louise- Marie
Damien, Yvonne Georg
(célébrée par Robert
Desnos).
[20] Expérience
des larmes soudaines en
écoutant Non je ne
regrette rien après des
mois de travail, de
reprises de documents
audio et audio-visuels
[21] L’expérience
à l’université du temps
libre à Saint Brieuc ;
celle des étudiantes
chinoises et coréennes
lors de mon cours.
[22] Même
si ces registres de
passion et de compassion
à dimension plus
confidentielle, plus
lyriques ont eux aussi
leurs ancêtres qui
s’appellent complaintes
et romances des rues
très implantés dès le
XVIIIème.
[23] Source
Le figaro Piaf- Cocteau,
cinquantenaire de leur
mort en 2013 [24] On
entend souvent dire
qu’elle n’était que sa
voix, au sens quasi
physiologique, qu’elle
aura pu chanter le
bottin et qu’elle aurait
atteint son public de la
même façon. Je ne le
pense pas du tout.
[25] Piaf,
l’être intime avec
Clotilde Courau, 2014.
[26] Un
article, La voix et son
document, publié dans
OPUS, Revue de
sociologie de l’art.
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