La chanson française, le chanter
réaliste
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Le réalisme en
chanson : une esthétique, un
genre, un appel
Une esthétique de l’âpreté de la
vie des peuples des campagnes
avec Gaston Couté, des peuples
urbains avec Jules Jouy, par
exemple.
Une esthétique va toujours
au-delà du genre où l’on veut la
codifier et la canaliser, ce que
tentera de faire le chansonnier
Aristide Bruant au cabaret du
Chat Noir.
Et cette expression fondatrice
protéiforme des désespérances
communes de la vie migrera de la
saignée des mots vers cette
transe de la voix.
Le moment culminant de ce
chanter réaliste- là, il arrive
avec bien des interprètes
féminines des années 1930.
Edith Piaf, la cadette, en fut,
en reste l’emblème le plus
irradiant et le mythe le plus
envoûtant.
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Le chanter réaliste, genre et ramifications
Une chanson réaliste : l'alliance des
termes est bien paradoxale puisqu'en un
sens, d'images sonores en images
sonores, toute chanson nous mène vers
une fiction, celle du souvenir, de la
nostalgie, celle de l'effusion ou bien
celle de lendemains plus beaux, ou mieux
encore celle d'une poétique, d'un
imaginaire méditatif.
Il s'agit donc là d'une convention
d'appellation pour désigner un
répertoire très hétérogène - tantôt
militant, tantôt dramatique - de
chansons toujours nées dans une
situation de crise sociale et s'offrant
comme acte témoin, comme acte trace, de
cet état politiquement, économiquement,
humainement critique et souffrant. Aussi
la veine réaliste qui s’opposa à l’art
dit romantique - même, en dehors des
grands courants de la mode musicale -
est-elle difficile à épuiser. On avait
des chansons réalistes au XIX°siècle,
dans les années 1920, mais la grave
crise actuelle de la société - via le
rap, et autres groupes musicaux fait
resurgir ce questionnement de récentes
ramifications néo-réalistes dans la
chanson. S’il fallait une seule preuve
en musique de cette récurrence
protéiforme de la sensibilité réaliste
au sein même d’une chanson française
d’âge classique, disons, je prendrai le
morceau de rap composé par Colette
Magny, Rap-toi de là que je m'y mette.
Dans le paysage sonore qu'elle installe
durant sept minutes, en premier plan, il
y a le phrasé précipité du rap, saturé
de cris politiques, enchaînant les
thèmes révolutionnaires ; en
ponctuations plus lointaines, de second
plan sonore, résonnent des ponctuations
mêlant les standards des chansons
réalistes d’un autre âge et
connus de tous, Du gris que
l'on prend dans ses doigts, que l'on
roule …A deux voix, deux rythmes, le
chant proposé reprend, retisse
l'histoire. Il est vrai que souvent les
chansons se répondent entre elles, ce
qui les définit d’ailleurs comme une
culture, comme un art à part entière
puisqu’elles se nourrissent de leurs
propres antériorités et références.
Du parolier à la chanteuse
Même si la chanson réaliste est loin
d'être nécessairement une chanson
engagée - au sens partisan du terme -
ses mutations observables de la fin de
la seconde moitié du XIX° à la fin des
années 1960 sont, sur ce point, très
probantes, il reste que cette chanson
est celle qui toujours recueille,
propose, fait circuler, fait vibrer
l'écho des foules. Elle est celle qui
stylise des images du peuple, des images
dures, des images rouges, des images
noires de sa vie, de son quotidien, de
ses désordres ou de ses grandeurs ; elle
est celle qui stylise des images pour
éveiller, pour émouvoir, pour consoler
aussi. Elle pose donc d'emblée, plus
directement que toute autre parole
chantée, la question du rapport étroit
entre société et chanson, la question de
leur mise en résonance, et de leurs
échanges d'influences.
Association paradoxale des termes, dans
le syntagme de « chanson réaliste »
disais-je, au commencement. Sans doute,
mais désignant toutefois un genre chanté
bien réel, pourrait-on me rétorquer.
Oui, peut-être un genre, c'est à dire
une combinaison stylistique spécifique,
incluant un style langagier, un style
mélodique, musical, un style
d'interprétation et de voix ;
combinaison stylistique presque
exclusivement localisée dans l'espace
français, sur une période circonscrite
de l'histoire. Mais un genre non unifié
cependant, ce qui rend les choses plus
complexes et nous incite même à nous
méfier de cette catégorisation sous
genre, aussi insatisfaisante sur un
plan empirique que sur le plan de la
formalisation.
Dans la seconde moitié du XIX°, les
chansonniers des goguettes créent des
chants révoltés, séditieux. Leurs
accents sont ceux de la dénonciation
concernant l'univers de la fabrique, la
condition ouvrière, la paupérisation :
Demain, dans cette usine, tu puiseras
la mort, chante-t-on. Charles Gille
- c'est lui l'auteur de ces mots -,
Eugène Pottier, Jean-Baptiste Clément
s'inscrivent dans cette mouvance d'une
chanson réaliste militante où dominent
le parolier et ses engagements. Après la
première guerre mondiale, ce
réalisme-là, écarté des nouvelles scènes
du divertissement, ne trouvera plus
d’écoute massive et ce malgré sa forte
diffusion dans les fractions les plus
organisées du prolétariat.
Sur les scènes du Caf'conc', les accents
du genre réaliste sont tout autre. On
pourrait alors parler de deux lignées,
deux phases aussi de l'expression
réaliste chantée. L'une où l'on dénonce
la crise sociale ouvrière, l'autre où
l'on interprète les drames du paria.
Tout s'est déplacé. Avec des auteurs
comme Jehan Rictus, Montéhus, la figure
référentielle du peuple, c'est désormais
le déclassé, « le réfractaire à l'ordre
social », cela deviendra avec Aristide
Bruant, « l'apache », « le truand »
redoutable et fascinant pour la
bourgeoisie même qui ne répugne à voir
le peuple ramené vers ses marges les
plus illicites. Et ce même si Jules
Jouy, ancien ouvrier, l’un des plus
prolixes paroliers du Chat Noir,
fondateur du cabaret le Chien Noir
chante « Filles d’ouvriers », ces
couplets de feu écrits en 1898 et dont
l’émotion peut encore nous parvenir avec
la voix de Michèle Bernard.
Pâle
ou vermeille, brune ou blonde,
Bébé mignon,
Dans les larmes ça vient au monde,
Chair à guignon.
Ébouriffé, suçant son pouce,
Jamais lavé,
Comme un vrai champignon ça pousse
Chair à pavé
A quinze ans, ça rentre à
l'usine,
Sans éventail,
Du matin au soir ça turbine,
Chair à travail.
Fleur des fortifs, ça s'étiole,
Quand c'est girond,
Dans un guet-apens, ça se viole,
Chair à patron.
Jusque
dans la moelle pourrie,
Rien sous la dent,
Alors, ça rentre "en brasserie",
Chair à client.
Ça tombe encore: de chute en chute,
Honteuse, un soir,
Pour deux francs, ça fait la culbute,
Chair à trottoir.
Ça
vieilli, et plus bas ça glisse...
Un beau matin,
Ça va s'inscrire à la police,
Chair à roussin;
Ou bien, "sans carte", ça travaille
Dans sa maison;
Alors, ça se fout sur la paille,
Chair à prison.
D'un
mal lent souffrant le supplice,
Vieux et tremblant,
Ça va geindre dans un hospice,
Chair à savant.
Enfin, ayant vidé la coupe.
Bu tout le fiel,
Quand c'est crevé, ça se découpe.
Chair à scalpel.
Patrons!
Tas d'Héliogabales,
D'effroi saisis
Quand vous tomberez sous nos balles,
Chair à fusils,
Pour que chaque chien sur vos trognes
Pisse, à l'écart,
Nous les laisserons vos charognes,
Chair à Macquart !
Serait-ce à penser deux versants
discordants de la parole et du chant
réalistes : un versant politique, un
versant tout obscurci de mélancolie,
quand le premier s'efface, le second se
ravive et assure le renouveau du
« genre ». C'est à ce second versant, à
ce renouveau d'abord symbolisé par la
figure de Fréhel, que nous allons nous
intéresser.
En effet la recherche actuelle va à cet
autre aspect de la chanson réaliste,
passée de la voix nue de la rue à la
scène ; elle va à ce néoréalisme qui, du
début du XXème siècle à la fin des
années soixante est associé à quelques
grandes héroïnes de la voix populaire ;
une veine au registre plus féminin que
masculin, par conséquent. Encore dans
les mémoires, encore source de
référence, l'aura de ces voix a su
capter une émotion durable. Cet
autre « dire réaliste » n'est plus dans
le message idéologique, il est dans le
timbre, le grain de la voix de
l'interprète ; il ne s'agit-il plus du
même registre de réception et d'écoute.
Sur un répertoire plus intimement
dramatique, on entre dans l'émotion
tactile du jeu vocal ... et ce, même si
on est bien loin des coloratures bien
éduquées, bien travaillées, bien lissées
de l'art lyrique.
En un sens, les critiques de l'époque ne
s'y trompèrent pas, c'est bien, sur la
pâte vocale de la chanteuse réaliste
qu'ils feront porter tout leur mépris de
classe : « Elles sont célèbres,
illustres même, toutefois elles sont la
honte de la mélodie et la parodie du
chant. Presque toutes ont une horrible
voix grave éraillée, un contre alto
dévié qui s'engorge, trois ou quatre
notes basses et impures qui altèrent
avec deux ou trois cris épais entre le
dogue qui ronfle et les sales soupirs
qui traversent les chambres de l'Asile
de nuit. Elles hurlent ou elles râlent »
(André Suares, critique de l'entre-deux
guerres). Evocation du sale, de l'impur
de la souillure, du cri, de l'animalité,
de la folie, de la nuit ... cette
oreille bien née est visiblement sous le
choc.
Aussi dire que la chanson réaliste est,
sur le siècle (1850-1950) où elle se
déroule, passée de la contestation à la
résignation, voire même à la
lamentation, c'est réduire le chant à
son argument thématique, c'est ne pas
voir que se décline, s'invente dans
l'interprétation féminine réaliste, un
autre imaginaire de la parole populaire
; un imaginaire plus individualisé, plus
trouble, plus baroque, très fortement
identificateur, car plus en phase aussi
avec les nouvelles utopies sociales en
genèse : celle du sujet désirant, celle
des passions de l’amour et de la vie
privée.
Mais plus que tout « c'est le périssable
qui brille dans ce chant ». Roland
Barthe écrit cela à propos d'un baryton
- Panzera - baryton de l'entre-deux
guerres qu'il met au dessus de tout,
« même si sa façon de chanter est
actuellement passée dans l'indifférence
du démodé » ajoute-t-il. Et peut être en
est-il de même des voix réalistes
étudiées, peut-être est-ce semblable
éclat mortel, nocturne qui les fait
aimer.
Dans cette tonalité réaliste des années
vingt, la femme paria, la gueuse, plus
que le gueux se retrouve au centre du
récit. Reprenant alors la tradition
française de la complainte, sous les
contours mélodiques d’un nouveau rythme
musette, de tension érotique assez
soutenue, avec une ambiance
instrumentale ponctuée par l'accordéon,
introduit sur scène par Fréhel, ces voix
réalistes instillent des visions
empreintes de malédiction. L'espoir
révolutionnaire n'est pas encore
émoussé, pourtant ces chants sont
paroles de désenchantement - autre
retour très pragmatique à la réalité.
Ils s’inscrivent dans des décors
sombres : La rue sans nom, Les
fortifs, Sous les ponts. Ils
racontent des scénarios de chute. La
coco, A la dérive, Toute pâle
etc. sont comme des chansons offertes à
l’ombre, elles font partie des
classiques de Fréhel.
Dans la chanson réaliste de cette
période - qui fut souvent décriée pour
ces accents rapidement qualifiés de
« mélodramatiques » - il y a pourtant
une force pérenne, une force aux sources
lointaines, aux variantes culturelles
amples, à l'écho affectif dense, cette
force sera sa capacité à chanter le
destin. C'est là s'inscrire dans une
lignée immémoriale du chant des hommes.
Chanter le destin personnel, collectif
c'est le défier, c'est aussi y consentir
- d'où cette ambivalence de l'interprète
et de son répertoire. Chanter le destin,
c'est à la fois le prononcer et le
rompre, le pleurer, le déjouer et s'en
consoler. Il faut pour cela, comme pour
tout récit, des compagnons de destin à
qui confier ses paroles - autrement dit
des groupes socialement proches qui
peuvent s'identifier à votre chant.
Puis, il faut aussi un lien à
l'universel où chacun dans le récit
puisse se reconnaître. C'est bien ce que
ces voix de femmes (notamment Fréhel,
Berthe Sylva, Damia, Piaf) sont
parvenues à saisir dans ce second
souffle de la chanson réaliste, qui se
présente, désormais, pour elles,
davantage comme ce sang de l’âme, comme
cette vie qui irrigue leurs veines que
comme un genre avec codes, folklore et
accessoires à assimiler ou porter.
Des voix tragiques
Cette résonance dolente du destin dans
le chant, peut-être est-ce toujours sa
vérité profonde ; peut-être est-ce
toujours ce qui nous fait tressaillir ;
ce subconscient tragique du chant dont
on trouve trace dans toutes les
civilisations.
Loin de nous, mais au berceau de notre
culture, sous le soleil bleu de la
Grèce, le choeur antique épouse, aux
rythmes musicaux des dithyrambes, les
combats du héros prisonnier d'un sort
fatal dicté par les Moires et les
Parques. Le chant du destin est, ici,
symbole d’ampleur mythologique et
s'élance face aux Dieux.
Beaucoup plus près de nous, stabilisée
au XIX°siècle, une autre grande
tradition historique de la plainte
chantée, encore bien vivante, celle du
flamenco gitano-andalou ... mais aussi,
plus proche encore, celle du blues, du
gospel noirs, nous rappellent que la
source de cette hantise de la destinée
ne se tarit pas et que ses
constellations nous accompagne toujours.
De partout, somme toute, des voix
cassées, tailladées, brûlées, des voix
de rocaille font entendre cette
déchirure immense des peuples ; de
partout des chants, des chansons
enroulent, fredonnent, enlacent dans
leurs inflexions vocales, cette figure
sombre de l'histoire qui précède notre
naissance et qui nous entraîne, sublime
et vaincu - toujours défait, comme le
héros tragique grec - dans une chute
vertigineuse.
Fréhel, Berthe. Sylva, Damia, Piaf : la
nuance féminine tragique de leur
réalisme s'inscrit dans cette voûte
d'échos.
Et si les dieux contemporains se
taisent, si les divinités se sont
retirées, le chant du destin n'en est
pas moins poignant - archaïquement
poignant - toujours mystique avec ou
sans dieu, pareil au cri, à l’appel fait
poème, de l'homme dans le désert, le
lieu même de sa durée, celui d’où l’on
tente
d’arriver au bout des questions et à
bout du vieux problème.
Si vous voulez me voir c’est facile je
ne peux pas m’enfuir la terre est
ronde !
Si vous voulez qu’on se cause, d’homme à
homme, les yeux dans les yeux, Dieu :
miserere !
Le cri, c'est bien l'univers vocal
pathétique de ces « black ladies »dont
il est question. Le désert, ce sera la
rue où s'ancre leur expérience
fondatrice, cruciale de la chanson, dans
la solitude de la voix exposée à tous
vents, de la voix projetée dans le
masque, dans le vide de l'air ; de la
voix ivre de puissance, celle qui, à
toute volée, convient aux terrains
vagues, aux espaces ouverts, aux
attroupements distraits des chalands,
des badauds ou promeneurs...
Cette expérience de la voix mise à nu
dans la cour de l'immeuble, près du
bistrot, au long des haltes, au hasard
des pas marquera, sans doute, de façon
décisive et leur audace vocale et cette
qualité de don de leur voix, qui
surprendra les foules... par sa force,
son engagement profond, voire même sa
tonalité pétrifiante, dans le cas de
Piaf.
Le récit du destin n'a pas ici, de
phrasé solennel, il s’inscrit dans la
« petite forme » de la chanson, mais ce
sont les ressources vocales de ses
interprètes, l'énergie de leur dire qui
dessinent, infligent, transcendent aussi
- son entaille irrémissible et âpre. Le
chant de la destinée, sera ce récit de
vie embarquée « dans une suite indéfinie
de la faute et du châtiment, de la
provocation et de la descente aux
enfers », il sera ce récit traversé par
des voix tatouées aux couleurs d'un
tragique finalement plus baroque
qu'antique.
Ce réalisme-là, c'est l'incommunicable
des destins malmenés qui a trouvé son
abri dans le chant - abri contre la
frivolité des dominants, peut-être...
suggère Claude Javeau.
Pour développer cela et pour esquisser
cette puissance frontale du Fatum
résonnant dans le son, le chant réaliste
de ces femmes, on peut dire qu'il s'y
dévoile sous trois vibrations
essentielles, trois vibrations
imbriquées qui se réfléchissent : un
lyrisme de la souffrance, un lyrisme de
l'origine, un lyrisme du crépuscule.
Le lyrisme du souffrir est central,
diffus, innervant corps, visage, voix de
l'interprète. La face, le visage et la
main deviennent les deux éléments
essentiels de la dramatisation, de la
réverbération acoustique et visuel de
l'émotion ; cherchant à décrire ce
lyrisme du souffrir, on peut dire qu’il
a pour caractéristiques fondamentales :
• d'abord, une ambivalence
Chaque vérité est flanquée de son
envers, de son double. Et là, dans les
répertoires de ces chanteuses, il existe
bien une duplicité du tragique qui, loin
d'être cet univers monocorde de la
soumission, de l'aliénation passive, se
situe au contraire dans cette tension
« entre le plein gré et le malgré soi »
où se noue l'énigme du destin, qui est
tout autant à accomplir qu'à subir.
Tragédie étymologiquement signifie
"chant du bouc" ; elle est
mi-religieuse, mi-littéraire issue du
culte de Dionysos, ce dieu de
transgression et de la confusion. Sans
vouloir expliquer la réalité par son
étymologie ou ses racines
anthropologiques anciennes, il semble
utile de retenir - à l'opposé d'une
vision larmoyante plate - que le
tragique de ces femmes-là est bien du
côté de l'excès qui face à l'adversité,
à la catastrophe inexorable maintient
cette énergie désespérément en alerte,
parfois même dans ce qui semble, double
ou envers de la souffrance : l'énergie
comique, l'énergie du rire, énorme...
justement.
Le rire est ruse, il exprime de la
souffrance. Le tragique est tension, il
se livre sans défense, c'est sa face
pathétique, mais il possède également sa
face grotesque, celle de l'émotion
biffée. Dans le répertoire de ces
chanteuses réalistes, on oscille sur ces
deux registres. C'est chez Fréhel que le
contraste est le plus brutal ; elle qui
symbolise le renouveau du « genre »,
elle qui est peut-être la plus
douloureuse aussi, « la moins
convenable », car la plus immédiatement
en phase avec le monde du musette, de la
zone, des déclassés.... ses compagnons
du destin qui reçoivent de plein fouet
cette communion entre rires et larmes,
avec celle qui fut un temps appelée « la
reine des apaches ».
La môme catch- catch, Tel qu'il est La
valse des coups de pied au cul …autant
de titres à veine caricaturale; proches
d'un comique forain. Sur l'autre
versant, J'attends plus rien, Toute
seule, J'ai le cafard, Sous les ponts,
La maison louche, Du gris aussi
qu'elle reprendra après Berthe Sylva,
Comme un moineau, Musette : univers
de la prison, de la drogue, de la danse,
de la fête, de l'esseulement et du
suicide organisent de la thématique
Fréhel. Le rire est bien là comme repos
passager du pathos, comme suspens
fugitif d'une pleur, d'un cafard, d'un
désastre social et intime fondateur du
chant. Cette oscillation entre grotesque
et pathétique, s'actualise, en
modulations variables, bien sûr, selon
les chanteuses prises en compte dans le
corpus.
Très peu de grotesque chez Piaf, aucun
chez Damia. Si nous n'avons pas toujours
une configuration « comique, envers du
tragique » comme chez Yvette Guilbert,
autre grande figure, figure aînée de la
chanson "naturaliste" du Caf'conc',
c'est que l'ambivalence du tragique peut
prendre une autre forme. Chez Piaf
notamment, si ce n'est pas le rire, le
grotesque qui assure ce suspens fugitif
du destin, c'est la chanson d'amour.
Amour fêté : Quand il me prend dans
ses bras. Amour quitté : Balayez
les amours, avec leurs tremolos je
repars à zéro. Non pas chanter pour
rire et déjouer un instant le drame,
mais chanter le risque d'aimer comme
rejeu provisoire du destin qui vous
attend au coin
de la rue là-bas.
L’homme survit, voyez, debout, plus beau
de désespoir humain !
Et d’attendre quelqu’un, quelqu’un,
quelqu’un, quelqu’un, quelqu’un,
quelqu’un…
• Un enracinement chrétien, aussi.
Notons d'ailleurs là, toute la
contradiction idéologique avec la
chanson réaliste... définie par les
paroliers contestataires. Toutefois plus
que le renvoi à des valeurs, soit
portées par le texte chanté, voire même
exprimées dans les récits de vie des
unes et des autres (Fréhel et Piaf
notamment), la référence chrétienne tend
ici à désigner une sorte de ferveur
victimaire de l'imaginaire vocal de ces
femmes. Chez Piaf et Damia, le chant est
hymne, prière. Cette mystique
incandescente du chant atteint
d'ailleurs son acmé avec Piaf, véritable
allégorie de la Passion dont le corps se
décharne, se consume laissant à
découvert le visage, le front - front de
Bonaparte dira Cocteau - et les mains
détruites. Mon travail sur le double
plan et des archives sonores et des
archives filmiques, télévisuelles,
photographiques ... quand cela est
possible, permet de saisir cette
incarnation (au sens fort de
l’incarnation christique dans le cas
d’Edith Piaf) du tragique qui se dévoile
dans l'espace et jeu scénique de leur
interprétation.
• Une équivocité, enfin
Je parlais précédemment de dualité
passionnelle du tragique ... je parle
maintenant d'équivoque. En effet avec
Damia, Fréhel, Piaf, toutes trois
livrées à la puissance physique de la
voix, on se situe sur une crête
d'émotions liées aux bruissements, à la
résonance du corps, autrement dit liés à
un vertige d'énergie, de force où la
distinction entre plaisir et douleur est
supprimée. Cette douleur est un
ravissement qui emporte celle qui chante
et ceux qui l'écoutent. Sans cette
érotique, cette extase de la souffrance,
le chant perd de sa vitalité, il ne
reste qu'un son plus plaintif comme dans
les Roses blanches de Berthe
Sylva - peut-être.
Leur voix est celle d'un réalisme
tragique qui a touché le peuple...
plutôt le peuple féminin peut-être, (on
a du mal à trouver, ne seraient-ce que
des traces de preuves, sur cette
réception de l'époque). Elles ont touché
tout le monde aussi parce que leur
« cri » comporte non seulement et le
drame et sa pause, mais aussi la plainte
et sa consolation, mais aussi la honte
et sa conjuration. Honte dont Levinas,
le philosophe disait qu'elle était non
pas la culpabilité mais « la présence à
soi irrémissible et nue », qu’elle était
« le fait de ne pouvoir se fuir,
l'affect même du paria ». C'est sans
doute grâce à cette superposition
douleur - jouissance, grâce à cette
danse de vie et de mort évoluant au
coeur du chant que leur souffle a su si
bien envoûter.
Dolorisme et mélancolie
Ce dolorisme qui est esthétisation et
catharsis de la douleur est certes très
manipulable politiquement, il se
manifeste également sous la tonalité de
ce que nous avons précédemment nommé un
« lyrisme de l'origine ». L'essence du
destin est cette répétition incessante
du même, de l'histoire close, cette
répétition infinie du passé dans tout
présent, tout futur possible. Le chant,
et plus spécifiquement, leur chant
réaliste est - sous plusieurs indices -
marqué par cette empreinte du réel
passé, et sans doute est-ce là un de ces
charmes étranges.
Au plus simple inventaire du titre des
chansons, on constate que le thème de
l’enfui domine la discographie Il est
trop tard,Où sont tous mes amants, La
guinguette a fermé ses volets. La
discographie de Fréhel, notamment. La
chanson est toujours du côté de la
mémoire ; mais plus fondamentalement ce
chant là se situe du côté d'un lourd
désarroi archaïquement ancrée. Les
paroles s'égrènent dans la reprise
monotone de thèmes voisins, tel un
interminable refrain, sur une trentaine
de chansons, inscrites au répertoire
d'une vie de scène. Je parle ici de
Fréhel et de Damia.
Mais avec Cet air qui m'obsède et me
suit, cet air n'est pas né
d'aujourd'hui, il vient d'aussi loin que
je viens, traîné par cent mille
musiciens ... Piaf résume bien la
situation.
Car peu importe ce faible
renouvellement, cette faible étendue,
puisqu’ il s'agit de dire et de redire
l'essentiel, et peut-être de ne dire que
lui... la galère sociale d'où l'on
vient, la galère où l'on va. Et le chant
s'envole, fait un inlassable retour au
point d'attache initial, celui de la
malchance, de la honte, de la nuit. La
voix cassée, la voix grave, la voix « de
cathédrale » (de Piaf), celle parfois
pleurée, instable de Damia, déploie en
facture différenciée, un déchirement
natif. Cette complainte tourne sans fin,
ce qu’accentue la forme rythmique
fréquente de la valse ; elle tourne,
tourne autour de l'intériorisation de ce
centre original. Et ces chanteuses nous
proposent d'entendre - chose rare -
cette vibration d'une remémoration
originelle.
Un art des ténèbres
Ce chanter est enfin celui d’un lyrisme
crépusculaire. J'ai parlé de chanson de
la perte. On peut même avancer en se
référant à Fréhel, à Damia et à une
partie du répertoire de Piaf qu'il
s'agit d'un chant animé par une forme
d’exaltation de l’abîme. Elles sont
comme tenues par le mouvement de l’être
qu’elles expriment.
On est par conséquent à l'opposé des
visions rationalistes, progressistes,
dominantes du siècle, qu'elles soient
celles de la bourgeoisie ascendante ou
bien celle, antagoniste, de l'utopie
révolutionnaire socialiste, ouvrière.
En un sens, ces voix féminines
rappellent au peuple qu'il faut toujours
être pessimiste, elles font en tout cas,
entendre ce ton noir de la vérité. Cela
suffirait pour dire qu’à l'opposé de la
philosophie des lumières, il y a une
saga de l'ombre propre à ces voix et ces
chants. Mais par cette appellation de
« lyrisme crépusculaire », je tiens à
insister davantage sur le rapport de ces
chansons et de ces chanteuses à la fête,
à un certain type de fête vertigineuse
et nocturne, elle aussi en décalage avec
le registre festif des convivialités
populaires, ouvrières, pourtant les plus
proches voisines de destinées
susceptibles de se reconnaître dans le
miroir de ces chansons-là.
La fête - ce triomphe de l'instant - est
un élément décisif de cette économie du
tragique ; elle est, elle-même tragique,
ténébreuse, en son principe. Il y a
certes le goût de la fête gracieuse,
rapide, bénéfique de ce répertoire
réaliste. Les chansons se nomment
Musette, L'accordéon,La der de der,
La java bleue ... elles suivent
les pas légers, le coeur étourdi des
danseurs. Mais la nuit ne s'arrête pas
là. Elle resplendit au couchant et
soir après
soir, la plaie vive.
Dans la nuit, on expérimente la
transgression des limites, celle de
l'énergie, celle de la raison, celle du
sentiment. Ce sont toutes les escapades
de Damia et de Fréhel - ensemble à leur
début - qui passent au fil des heures,
de salles de spectacle en cabarets
dansants et viennent tanguer à l'aube
dans quelque bar resté ouvert. Ce sont
les célèbres insomnies de Piaf où l'on
s'abreuve à tous les divertissements,
ceux de l'alcool, ceux du chant ... et
d'autres sans doute.
Bref, on comprend que la fête n'est pas
seulement la fête bon enfant qui réunit
la communauté, celle qui scelle la
communion et la paix. Ici, la fête
signifie dissolution de l'être, noyade.
La fête se joue aux rives du néant.
J'évoquais à propos du tragique, les
thèmes de la transgression, de la
confusion... leur voix, leur dire
réaliste voyageant dans le sillage de
ces démesures. Leur voix, leur dire
portent l'écho de ces nuits étirées,
errantes, de ces nuits bien plus longues
que les jours.
Mais une fête où dissipation et
disparition seraient synonymes, semble
très proche de la fête aristocratique,
libertine où l'enchantement et le
désenchantement se côtoient, où le
simulacre festif s'inscrit déjà comme
prémonition de l'épuisement et de
l'ennui. Et l'on pense à ces nuits
insensées de Fréhel avec quelques
groupes d'aristocrates, en mal de
bamboche, à son périple avec la comtesse
Anastasia de Russie, à ses déambulations
noctambules à Prague, St-Pétersbourg en
compagnie de nobles héritiers fous de
spleen, joueurs à la Dostoïevski et dont
certains se suicident à l'aube. Il y a
là un flirt étrange de ces figures du
peuple avec la décadence d'une autre
classe, politiquement, économiquement
mise en marge - curieux compagnons de
destin, cette fois.
On évoque souvent ces faits dans les
biographies de Fréhel, comme une sorte
d'anecdote typique, allant de soi.
Pourtant cela reste, pour moi, une sorte
d'énigme : ce rapprochement entre marge
dorée et marge noire d'une société à
travers la médiation d'une chanson et de
son personnage - interprète, en
l'occurrence. Comme si la puissance
captatrice transgressive du chant
pouvait momentanément défaire
l’ordonnancement social, l’ordre du
temps, ce que symbolise ici l'espace de
la nuit, la fuite illimitée dans la nuit
de ces personnages réunis pour quelque
rite dédié à Eros et Thanatos.
Des figures héroïques
La tragédie s'impose grâce à son héros.
Cette époque voit des chansons issues
d'un peuple marginal, devenir emblèmes
de l'expression, des sentiments
populaires, alors que la chanson plus
exclusivement ouvrière, prolétarienne
commence à se limiter, à se restreindre
aux cercles partisans.
Ces femmes sont des archétypes ; elles
offrent le portrait stylisé d'un
tragique collectif. Elles chantent leur
vie. A l'aide de quelques paroliers,
pour arranger la légende, on va laisser
croire que, pour elles, récit de la
chanson et histoire de vie sont une
seule et même chose. Cette fable extrême
de la rue, des mômes de la cloche,
des paumés... sera facilement
appropriable et fortement identifiable
par solidarité ou compassion. Ainsi
s'élargit la foule des compagnons du
destin à qui s'adresse la chanson...
ceux qui vous ressemblent, ceux qui
pourraient vous ressembler et ceux qui
sont émus de cette radicale altérité.
Mais c’est ce tissage entre texte de la
vie et texte du chant, ce sont ces
effets cultivés de miroir entre
biographie et chanson, entre épopée
singulière et épopée sociale du malheur
qui vont amplifier la puissance
allégorique de ces interprètes. L'osmose
de leur dire et de leur voix ajoute au
pathétique rude de leur grain vocal. Et
puis l'on pourrait dire que le public
est déjà préparé à recevoir ces figures
héroïques. Dans l'imaginaire collectif,
les personnages romanesques de Cosette,
de Fantine sont bien ancrés. Il existe
un imaginaire social des gueux, dans
lequel leur silhouette prend sa
résonance.
Et cette quintessence populaire
s’incarne, chez ces chanteuses, sous
plusieurs traits. C'est souvent le
visage ordinaire d’un peuple socialement
éprouvé, que leurs chansons fait
apparaître et dont elles
surdimensionnent l’existence. Mais c'est
aussi l'incarnation épique de la France
tout entière que ces chants actualisent.
On se rappelle de Piaf entonnant Le
fanion de la Légion,
déployant son impressionnante
voix-drapeau sur cette marche assez
ordinaire. On se rappelle de Damia, dans
ce film d'Abel Gance, la
Marseillaise, campant une figure de
proue de la liberté aussi vaillante, que
la célèbre représentation de Delacroix.
Elles sont allégories des sans-noms, des
sans-voix devenues voix-cultes, voix
élargies à l'universel national, à
l'universel humain, à l’universel plus
archaïque de frémissements communs.
Elles sont retournée à la foule en
somme, leur ego dissous dans cette sorte
de subjectivité sans sujet du héros, ce
que symbolise bien les avatars dans
leur pseudonyme d'artistes :
- Fréhel, un nom de lieu
- Piaf, un nom comme presque argotique
- Damia, plus proche du substantif que
patronyme.
Le chanter néoréaliste qui est ode au
destin, a trouvé le chemin d’un message,
d’un récit, d’un dire, d’une voix
largement universalisables et cela
pourtant, pour une bien courte durée, si
l’on en croit et les ruptures de ton
musical et les ruptures de sens portées
par la voix des chansons d’abord dans
l’effervescence jeuniste des années
soixante puis dans les diktats actuels
des professionnels de la profession
fébrilement occupés de mise aux normes
sur le modèle anglo-saxon.
Ce message et ce dire néoréaliste vont
déjà aux rythmes des modifications
techniques de l’époque - passer à une
forme plus confidentielle - privatisée
de l'écoute ... Le poste de la T.S.F.
entre dans les foyers, c'est désormais
pour soi seule que la chanteuse chante.
L'allégorie n'est pas loin de
l'apparition de l'idole. Edith Piaf le
deviendra, plus curieusement elle le
reste encore, mais ceci est une autre
histoire …
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Joëlle DENIOT
Professeur de Sociologie à l'Université de Nantes,
membre nommée du CNU.
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